« L’étau racial se renouvelle »
Tribune par Nadia Yala Kisukidi, publiée par le journal suisse Le Temps le 18 août 2023.
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Des lignes de partage raciales traversent les espaces africains et européens, répétant des grilles de lecture du monde héritées de la colonisation, ou parfois plus anciennes et, souvent, les renouvelant, écrit Nadia Yala Kisukidi, écrivaine et philosophe, maîtresse de conférences à l’Université Paris-VIII.
Le 27 juin 2023, à Nanterre en France, un jeune homme de 17 ans, Nahel M., est tué par un policier à la suite d’un refus d’obtempérer. Beaucoup a déjà été écrit sur les violences policières en France, depuis une trentaine d’années. Ce qui a pu sidérer, pourtant, c’est la haine – vorace, convaincue – qui s’est affichée dans les sphères politiques et médiatiques françaises. Transformant, dans le sillage de sept nuits d’émeutes, un débat, portant sur les dysfonctionnements avérés de la police française, en une guerre raciale, culturelle et un choc des civilisations, criminalisant l’éducation parentale et les migrations. La race, au sens biologique, poursuit son travail sur la scène publique française. Et, dans toute l’Europe, elle rallie à sa cause. Fascinant celles et ceux qui voient surgir des bestialités noires, arabes, africaines derrière le mal – multiculturel – qui gangrènerait le continent.
Mais cette persistance de la race n’est pas une simple affaire régionale. Elle se fait monde. De l’Europe à l’Afrique, elle trace, imperturbable, son chemin. On se rappellera les propos du président tunisien, en février 2023, fustigeant l’ensauvagement de son pays par des «hordes d’immigrés clandestins venus d’Afrique subsaharienne» – masses noires œuvrant au remplacement démographique d’une Tunisie «arabo-islamique», entendre, une Tunisie qui se perçoit et se rêve «blanche». Justifiant les agressions, les mauvais traitements, le déplacement forcé de corps noirs, sans vivres, au milieu du désert. Des lignes de partage raciales traversent les espaces africains et européens, répétant des grilles de lecture du monde héritées de la colonisation, ou parfois plus anciennes et, souvent, les renouvelant.
L’analyse de Fanon
Dès les années 1960, alors que les indépendances africaines sont confrontées aux reconfigurations des impérialismes en contexte de guerre froide, Frantz Fanon analyse dans Les Damnés de la terre les divisions qui rongent le continent africain, entretenues par les nouvelles élites au pouvoir. «Afrique blanche», «Afrique noire». Et les «appellations de substitutions» qui cachent mal leur «racisme latent»: Afrique «subsaharienne», Afrique «du Nord». Ces divisions ont ruiné l’idéal d’unité africaine, qui fut un des ressorts du combat anticolonial radical. Un racisme obscène, «puisé dans la culture occidentale», se met à sillonner les parties nord du continent, où les Noirs restent perçus comme des figures de la sous-humanité, brutes corporelles réfractaires au savoir, à la rationalité.
Contre ces représentations, des élites noires brandissent la menace des invasions arabes, passant sous silence les économies de prédation qui affaiblissent un continent à peine décolonisé et dont elles tirent bénéfice. Le moment des indépendances ne fut pas celui de l’abolition du racisme, mais celui de ses proliférations. Alors qu’un racisme de «mépris», invitant les Africains à se civiliser, persiste dans une Europe en proie à la nostalgie d’empire, un «racisme de défense», «basé sur la peur» renforce bêtise, violence et inhumanité sur le continent africain. Telle est l’analyse de Fanon, dans ce livre publié en 1961 – la lutte de libération algérienne n’étant pas encore achevée. Le propos fanonien, élaboré à l’aube de bouleversements historiques majeurs, prend de front notre époque contemporaine. Alors qu’un discours conséquent sur les droits humains a rarement été au centre de politiques gouvernementales dans les différents pays du continent africain, et qu’en Europe, le racisme n’hésite plus à s’afficher sans vernis universaliste, alimentant des programmes constituant une option politique crédible pour de nombreux citoyens.
Il n’y a pas d’Eden africain
Une sensation de suffocation prend à la gorge, tandis que les mots «humanité», «respect des droits humains» retombent sur le sol, comme des poids morts. Devenant même objets de litige. Des défenseurs des droits humains sont inquiétés par la justice ou diabolisés. Les formes contemporaines de l’antiracisme, en Occident, sont disqualifiées, considérées comme le nouveau terreau du racisme et de l’antisémitisme, ou l’arme idéologique d’un fanatisme islamiste meurtrier. Au cœur de ces discours et de ces multiples formes de déconsidérations, accompagnées, souvent, de répression, la défense minimale du droit d’un être humain à exister, du simple fait qu’il est, apparaît comme un enfantillage, qui ne saurait satisfaire une compréhension réaliste du monde – le sérieux de l’analyse revenant désormais à celle et ceux qui, de l’Europe à l’Afrique, croient aux hiérarchies et aux pouvoirs de vie et de mort qu’elles confèrent sur les corps. Il n’y a pas d’Eden africain, qui serait vierge de toute partition raciale. Il n’y a pas d’Europe lumineuse, qui aurait éradiqué la haine à sa racine.
La question du grand face-à-face entre l’Occident et ses autres a été posée et théorisée avec force par les pensées et mouvements postcoloniaux ou décoloniaux depuis la fin du XXe siècle. Questionnant la manière dont l’Occident a fabriqué les altérités non européennes; ou comment l’Europe a été perçue depuis son dehors. Mais en fixant exclusivement le regard sur la carte de ces représentations, on perd de vue le partage des rhétoriques raciales dont les inspirations circulent entre les deux continents. Laissant parfois l’engagement antiraciste aphone. Car il faut pouvoir lutter contre les négrophobies persistantes au Maghreb, sans alimenter une contre-rhétorique haineuse puisant ses racines dans une relecture des passés esclavagistes arabes en Afrique. Neutraliser les discours complotistes qui fleurissent sur les frontières de l’Afrique centrale, et préparent les esprits à la guerre. Combattre la relégation systématique des corps perçus comme noirs et arabes et l’abandon de l’Europe aux droites extrêmes. Le XXIe siècle est bien avancé, et déjà, il ne porte avec lui que très peu de promesses. Si ce n’est ce qui demeure du désir – inextinguible – qui nourrit encore certains cœurs, refusant de livrer les possibles d’un monde humain aux armées du meurtre, aux violences de la négation.
Texte collectif
Contre les politiques européennes et tunisiennes
anti-migrant·es et anti-noir·es
publié par Mediapart le 14 août 2023.
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379 chercheur·ses et membres de la société civile prennent collectivement position contre le « Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre l’Union Européenne et la Tunisie » signé le 16 juillet et contre les politiques d’externalisation des frontières de l’UE.
En tant que chercheur·euse·s et membres de la société civile, du Sud et du Nord, nous affirmons prendre collectivement position contre le « Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre l’Union Européenne (UE) et la Tunisie », signé le 16 juillet 2023, et contre les politiques d’externalisation des frontières de l’UE.
Nous nous opposons également aux différentes interventions publiques du président Kaïs Saïed, du Ministère de l’Intérieur, du Ministère des Affaires Etrangères, et de plusieurs membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) ciblant les populations migrantes depuis février 2023.
Alors que l’alignement de la Tunisie sur les politiques d’externalisation européennes a été établi de longue date, nous dénonçons un tournant dangereux dans l’acceptation de ces politiques et des présupposés racistes qui les sous-tendent. La Tunisie affiche désormais une volonté propre de maintenir un système d’exclusion et d’exploitation des ressortissant.e.s de pays d’Afrique subsaharienne.
Au lieu de dénoncer cette escalade raciste, fondée sur un discours populiste et conspirationniste, dans un contexte de dérive autoritaire, les responsables européens instrumentalisent l’immigration dite irrégulière en la présentant comme un « fléau commun ». De manière opportuniste et irresponsable, l’UE consolide le discours présidentiel et alimente la phobie anti-migrant·e·s et anti-noir·e·s, tout en véhiculant l’idée que l’UE aide la Tunisie à protéger ses frontières, et non les frontières européennes.
Nous exprimons notre pleine solidarité avec toutes les personnes migrantes et notre rejet des discours de haine de part et d’autre de la Méditerranée. En tant qu’universitair.e.s et membres de la société civile travaillant sur ces thèmes, nous souhaitons aussi contraster la désinformation diffusée en Tunisie par certain·e·s responsables politiques, journalistes et des individus se présentant comme universitaires, qui fabriquent des argumentaires racistes dépourvus de tout fondement factuel. Il est urgent de s’interroger sur les raisons pour lesquelles des populations vulnérables sont utilisées comme boucs-émissaires afin de masquer l’échec des politiques publiques en Tunisie…