Il porte un jean, un pull-over noir usé et une casquette. Un sécateur à la main, il accueille ses visiteurs en s’excusant de sa tenue. Il ne s’agit pas du jardinier mais de Yacef Saadi, l’homme le plus recherché d’Algérie en 1957, celui dont la tête avait été mise à prix par l’armée française, le « fellagha » immortalisé par le célèbre film de Pontecorvo, La Bataille d’Alger, dans lequel il joue d’ailleurs son propre rôle. «Quand les paras m’ont enfin capturé, le 24 septembre 1957, Massu s’est exclamé : « Ça y est, la guerre d’Algérie est terminée ! » C’est peu dire qu’il se trompait !», sourit cet homme petit et vif, aujourd’hui âgé de 78 ans, en parcourant le parc de sa maison, une superbe demeure avec piscine, située sur les hauteurs d’Alger.
De Yacef Saadi, on dit tout et son contraire. Ceux qui l’ont connu à l’époque où il était responsable de la Zone autonome d’Alger (ZAA) continuent de le vénérer. Ils se souviennent d’«un chef fantastique», à l’«autorité naturelle», qui savait tisser autour de lui «de vrais liens de fraternité et de solidarité». Les autres l’exècrent. Ils ne retiennent que le notable «récupéré par le pouvoir», le sénateur plusieurs fois nommé par le président Bouteflika, détenteur, dit-on, d’«une immense fortune».
Peu importe. Yacef Saadi, enfant de la Casbah, est un irremplaçable acteur et témoin de la « bataille d’Alger », une victoire militaire pour la France, mais une écrasante défaite politique. Côté algérien, on récuse l’expression, puisqu’il s’est agi non d’une bataille à armes égales, mais d’une «opération de nettoyage» de l’armée française, d’une «effroyable escalade dans la répression et la pratique de la torture».
La « grève des huit jours » ? Yacef Saadi se souvient de ses protestations quand l’état-major de la révolution algérienne, le Comité de coordination et d’exécution (CCE, auquel appartiennent Abane Ramdane et Larbi Ben M’Hidi), décide de lancer cette opération, il y a tout juste cinquante ans, le 28 janvier 1957. L’objectif est d’attirer l’attention des Nations unies sur la question algérienne. Une semaine, avertit alors Saadi, homme de terrain, «c’est beaucoup trop». La population n’arrivera pas à tenir aussi longtemps, même si le Front de libération nationale (FLN) a pris soin de ravitailler à l’avance les familles plus démunies.
De fait, la grève est brisée au bout de trois jours. Les paras enfoncent les rideaux métalliques des magasins, ordonnent la réouverture des échoppes et embarquent les commerçants récalcitrants. La Casbah, zone « libérée » par le FLN, ne va pas tarder à être reprise en main par l’armée française. La direction de la ZAA, elle, achèvera d’être décapitée avec la mort d’Ali la Pointe le 8 octobre 1957. Ce jour-là, cet adjoint de Yacef Saadi et ses trois jeunes compagnons de combat refusent de se rendre et meurent déchiquetés dans leur réduit plastiqué par les paras.
Tortures. Exécutions sommaires. Viols. Internements arbitraires dans des camps… Tout est bon, cette année-là, pour « purger » Alger du FLN, mettre fin aux attentats qui ensanglantent la population européenne depuis l’automne 1956 et créent la psychose, et décourager la population algérienne de basculer dans le camp indépendantiste. Peine perdue. C’est l’inverse qui va se produire. «Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place. Demain, l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes», chantonne soudain Saadi, en déambulant dans son jardin, son sécateur toujours à la main. «J’aimais ce Chant des partisans, surtout chanté par Yves Montand ! Je me souviens aussi que je me prenais pour Chen, le héros de La Condition humaine (André Malraux). J’admirais son courage, le fait qu’il luttait pour une cause», sourit-il, nostalgique.
De cette époque, le chef de la ZAA ne garde pas que des souvenirs tragiques, loin de là. «On s’amusait, on rigolait, on provoquait Massu (le chef de la 10e division parachutiste). Ce sont mes meilleures années ! Elles ont donné un sens à ma vie.»
Zohra Drif, adjointe de Yacef Saadi, capturée le même jour que lui, ne dit pas autre chose. Devenue avocate et sénatrice, celle qui n’a alors que 19 ans va vivre toute la bataille d’Alger cachée dans la Casbah. Originaire d’Oran, la jeune fille imagine la vieille ville comme un «endroit mal famé», presque «un bordel à ciel ouvert». Elle découvre en fait de petits palais de l’époque ottomane d’une beauté étonnante, propres, ornés de marbre, de céramique, de fleurs… Cachée sous un aïk blanc, elle déambule dans des ruelles obscures qui débouchent «sur des éclaboussures de lumière». Surprise par la misère des habitants, Zohra Drif l’est plus encore par «la solidarité et l’extrême générosité» dont ils font preuve. Bien sûr, elle n’a pas oublié son angoisse et son stress permanents, ni sa découverte horrifiée de la « torture à domicile » pratiquée sur les suspects par les parachutistes, ni le silence de mort qui s’abattait sur la casbah après l’exécution d’un «frère» à la prison toute proche de Barberousse, mais elle se souvient plus encore de «fous rires monumentaux» avec ses «soeurs» de combat, les moudjahidate, notamment Djamila Bouhired.
Si Yacef Saadi conserve, aujourd’hui encore, une grande estime pour Germaine Tillion, cette ethnologue spécialiste du Maghreb, devenue pour un temps médiatrice dans le conflit algérien, Zohra Drif parle avec une certaine distance de l’ancienne résistante déportée à Ravensbrück. «Quand Germaine Tillion est venue nous voir, dans notre cache de la Casbah, pour nous demander d’arrêter de poser des bombes, elle nous a traités de terroristes. Je me disais : « Mais elle est folle, cette femme ! On nous torture, on largue des bombes au napalm sur la population civile, on balance les prisonniers algériens vivants du haut des hélicoptères, et elle nous fait des leçons de morale ! « », raconte la sénatrice, encore interloquée, cinquante ans plus tard.
Avec sa crinière blanche, ses yeux bleus et son élégante silhouette, Habib Reda garde, à 86 ans, sa réputation de bel homme. Cet ancien acteur de cinéma et de théâtre, dont tout le monde connaissait la voix, à la radio d’Alger, dans les années 1950, est aujourd’hui citoyen américain. Il partage sa vie entre Alger, Paris et Tampa, en Floride, où résident son fils et ses deux petits-enfants.
Habib Reda ne se vante de rien. Ni d’avoir été affreusement torturé, l’été 1957, à l’école Sarouy, l’un des pires centres d’interrogatoire de l’armée française tenu par le capitaine Chabanne et le lieutenant Maurice Schmitt (qui deviendra plus tard le chef d’état-major des armées françaises). Ni d’avoir été un poseur de bombes, lui, l’homme cultivé, qui jouait Molière et Shakespeare sur toutes les scènes d’Algérie. L’attentat « des lampadaires », qui fera 8 morts et une soixantaine de blessés, le 3 juin 1957, à Alger, c’est lui. «Oui, vous pouvez parler de terrorisme. Mais croyez-moi si vous voulez : la veille de ces attentats, le jour même, et les nuits suivantes, je n’en dormais pas, confesse cet ancien moudjahid. Nous posions ces bombes à contrecoeur. Ce ne sont pas des choses qu’on efface facilement. Mais nous n’avions pas d’autre choix pour nous faire entendre…»
C’est à la fin de l’année 1956 qu’Habib Reda a été chargé par Yacef Saadi d’organiser un « réseau bombes » à Alger. Le FLN a promis de venger la population algérienne de l’attentat de la rue de Thèbes, qui a fait, en plein coeur de la Casbah, dans la nuit du 10 au 11 août, 80 morts et une centaine de blessés. La bombe a été placée par des ultras, partisans de l’Algérie française. Commence alors un cycle d’attentats et de représailles qui ne cessera qu’avec l’indépendance de l’Algérie, en 1962.
Capturé et condamné à mort deux fois, Habib Reda échappe à la guillotine – comme Yacef Saadi et une centaine d’autres combattants indépendantistes – grâce à de Gaulle qui prononce une amnistie générale, peu après son arrivée au pouvoir. «Quand on me demande en quelle année je suis né, je réponds toujours : » en 1958 ! »», raconte l’ancien acteur en riant. A la fin des années 1970, Reda ira se recueillir, avec sa femme, sur la tombe du général de Gaulle, à Colombey-les-Deux-Eglises. Dans la petite librairie de la place centrale du village, il achètera les Mémoires de celui qui lui a sauvé la vie.
Désillusion. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier l’Algérie d’aujourd’hui. «Qu’avons-nous fait de notre indépendance ?», s’interrogent les uns et les autres. Au sein de la population, le désenchantement est profond. On se méfie des commémorations à venir, redoutant toujours une récupération du pouvoir. «Qui aurait pu imaginer que l’Algérie en serait là aujourd’hui ? L’injustice, la misère, la corruption à grande échelle… Les vivants ont trahi les morts. Je n’ai pas autant d’amertume envers la France qu’envers les miens, car eux ont trahi les idéaux de la révolution», assène calmement Ali Hattab, professeur de médecine et fils de chahid (martyr).
«Nos parents se sont sacrifiés pour que nous puissions vivre dans un pays juste, débarrassé de la hogra (l’humiliation). Mais la hogra est toujours là. Les « purs » sont morts. Les gens du pouvoir sont les nouveaux colons de l’Algérie», lâche, désabusé, un journaliste, lui aussi fils de chahid. «L’indépendance de l’Algérie ? Nous l’avons obtenue, résume de sa voix calme et douce Abdelhamid Mehri, ancien ministre du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). La libération, elle, reste à gagner…»