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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024
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 2013 : centenaire de la naissance de Mouloud Feraoun

Il est intéressant, dans la mesure où cet écrivain reste assez méconnu en France – même si l’on peut saluer la réédition1, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie et de celui des Accords d’Evian, du Journal de cet écrivain en collection Seuil Points qui met ainsi à la portée de tous un écrit essentiel de cette guerre – il est donc intéressant de chercher de l’autre côté de la Méditerranée (même quand elle s’édite dans des circuits périphériques en France) ce qui s’est écrit pour le cinquantenaire de son assassinat (mars 1962) ou le centenaire de sa naissance (2013). 2 Ci-dessous un dossier établi par Christiane Chaulet Achour.

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Dossiers en revues


– Présentation du colloque « les héritages de Mouloud Feraoun », par Nourredine Saadi
– Pour une relecture perpétuelle de Feraoun, par Arezki Metref
– Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons par Michel Lambart
– Mouloud Feraoun et Tizi-Hibel par Mohand Dahmous
– Les héritages ambigus par Malek Alloula
– L’héritage de Mouloud Feraoun par Janine Caraguel
– Le journal de Mouloud Feraoun par Denise Brahimi
– Déshéritage et héritage de Mouloud Feraoun par Nabile Farès

  • Un colloque international a été organisé à Alger les 15 au 17 mars 2012 par le CNRPAH (Slimane Hachi, organisateurs scientifiques Naget Khadda et Youcef Nacib). La publication des actes en restituera la richesse. Il a réuni des universitaires algériens, marocains, égyptiens, maliens, français, japonais, américains et allemands, spécialistes de cette œuvre autour de trois thématiques :


– Mouloud Feraoun, un intellectuel algérien du XXe siècle »
– «L’aventure du roman »
– une table ronde avec des témoins et des écrivains.

  • Enfin, pour nous en tenir à ces trois références, avant de présenter la plus actuelle, le magazine littéraire algérois, L’ivrEscq proposait dans son n° 16 de Mars/Avril 2012, un dossier très documenté : « Cinquantenaire de l’assassinat de Mouloud Feraoun, Lettres inédites, l’héritage feraounien », sous la coordination d’Hamid Nacer-Khodja.
  • C’est au tour d’une quatrième publication collective conséquente de sortir ce mois de septembre le dossier proposé par Algérie Littérature/Action – N° 173-176, sept.-déc. 2013 : « Mouloud Feraoun : le centenaire ».

Avec les articles inédits suivants:
– « Mouloud Feraoun, les arcanes d’une écriture citoyenne, le Journal », de Christiane Chaulet Achour
– « Mouloud Feraoun sous le regard de Jean Sénac », par Hamid Nacer-Khodja
– « Pour une relecture perpétuelle de Feraoun », par Arezki Métref
– « Feraoun : écrire pendant la colonisation, ou l’usage de la ruse », par Afifa Bererhi.

Les documents :
– Article de Driss Chraïbi (Les Lettres Françaises, mars 1962)
– Préface de Mouloud Mammeri (Rééd. La terre et le sang, 1992).

Et enfin un compte-rendu de la biographie de Mouloud Feraoun par José Lenzini – qui a déjà donné lieu à des articles depuis juillet 2013 – dont nous reprenons ci-dessous de larges extraits.

___________________________

Christiane Chaulet Achour à propos de

Mouloud Feraoun – Un écrivain engagé de José Lenzini1

Biographie, préface de Louis Gardel, Actes Sud SOLIN, collection « Archives du colonialisme », 374 p.

[…] La présentation de l’éditeur au verso de la couverture donne une des tonalités récurrentes de cet ouvrage : l’obsessionnelle citation de Camus, masquant plus qu’elle ne la révèle, l’originalité de l’écrivain algérien, caractérisé comme ami d’Albert Camus, écrivain sur lequel José Lenzini a beaucoup publié. Frères de centenaire en quelque sorte, au même titre, peut-on le rappeler qu’un Aimé Césaire, qu’un Jean-Jacques Rabemananjara, qu’un Albert Cossery ou qu’une Marguerite Taos Amrouche, tous nés aussi en 1913, pour citer des écrivains qui ont partagé, selon leurs situations et leurs pays, de semblables expériences du même côté de la fracture coloniale que Mouloud Feraoun. Et si un nom de Français d’Algérie s’impose à mettre en écho avec celui de Feraoun en 4ème de couverture, ce serait celui d’Emmanuel Roblès. Cette quatrième de couverture poursuit, dès sa seconde phrase par une contre-vérité – « Dans cette première biographie de Mouloud Feraoun… » -, puisque deux biographies ont précédé celle-ci. En 1982, aux éditions du Seuil, Marie-Hélène Chèze publiait, Mouloud Feraoun – La voix et le silence dont la présentation en 4e de couverture est particulièrement pertinente : « Dans cette biographie de l’un des plus importants écrivains algériens de langue française, Marie-Hélène Chèze retrace le destin bouleversant de ce « fils de pauvre », instituteur du bled, ami et confrère d’Emmanuel Roblès, qui sut témoigner de la permanence et de l’originalité de la civilisation berbère et, à l’époque douloureuse de la Guerre de Libération, se faire l’avocat de la lutte du peuple algérien, sans cesser d’espérer en la réconciliation. Sa mort tragique donne rétrospectivement une portée universelle à sa démarche d’écrivain et à son combat d’homme libre. »

M-H. Chèze avait auparavant publié une étude sur Emmanuel Roblès. Elle proposait, pour Feraoun, une biographie honnête et sensible qui tentait de conserver à la voix du biographe une neutralité par rapport aux informations sur la vie de cet homme, puisées essentiellement dans son œuvre. La seconde biographie paraissait en 1990, aux éditions de L’Harmattan dans la collection « Classiques pour demain » ; elle est signée Jack Gleyze et suit également l’itinéraire de l’écrivain en parcourant les étapes de son écriture et en « lisant » sa position pendant la guerre à partir des convictions qui sont celles du biographe (une étude analytique des références et J. Gleyze et de José Lenzini serait très intéressante pour saisir leur point de vue sur l’Algérie en guerre). Elle est titrée, Mouloud Feraoun. Notons que ces deux biographies sont quelques fois citées au fil des pages de l’œuvre de J. Lenzini.

A ces deux biographies, il faudrait ajouter, comme le signale J. Gleyze dans sa bibliographie (p. 125), les études d’Edouard Guitton, Mouloud Feraoun et l’Algérie du silence, en 1963 (cité plusieurs fois par José Lenzini) ; « Mouloud Feraoun ou l’homme-frontière » dans le volume de Jean Déjeux consacré à La Littérature maghrébine d’expression française en 1970. En 1982, l’excellente présentation de Youssef Nacib, Mouloud Feraoun dans la collection « Classiques du monde », initiée par la SNED et Nathan (collection qui n’a malheureusement pas perduré), étude citée par José Lenzini. En 1986, Christiane Achour publiait, Mouloud Feraoun – Une voix en contrepoint. En 2001, Robert Elbaz et Martine Mathieu-Job éditaient chez Karthala, Mouloud Feraoun ou l’émergence d’une littérature. Ces études ne sont pas des biographies à proprement-parler, mais d’une part elles s’appuient sur des données biographiques attestées, ce qui est attendu pour une œuvre dont la part personnelle est importante – comme le rappelle dans ce dossier qu’Algérie Littérature/Action propose les différents articles inédits d’Afifa Bererhi, de Christiane Chaulet Achour, d’Arezki Metref et d’Hamid Nacer-Khodja –, en problématisant ce rapport complexe et non mécanique entre une vie et une écriture. Ces précautions qui ne sont pas inutiles ne sont pas assez prises par les trois biographes qui traitent sur le même plan les citations de l’œuvre et des propos attestés ou prêtés à Mouloud Feraoun. Nous évoquions précédemment la gêne ressentie à la lecture de Mouloud Feraoun – Un écrivain engagé : cette confusion en fait partie. La citation du Pacte autobiographique de P. Lejeune pour sa définition de l’autobiographie (p. 135) semble autoriser J. Lenzini à cette confusion alors qu’au contraire elle devrait l’inciter à la prudence comme elle nous a incitée, en 1982 dans notre thèse, Abécédaires en devenir, à interroger l’écart entre la parole littéraire et le témoignage (thèse éditée en Algérie en 1985).

Rappelons enfin que toutes les études sur Mouloud Feraoun – et même si elles sont moins nombreuses que sur d’autres écrivains algériens, elles existent…–, introduisent des « mini » biographies de l’écrivain. Si on les superposait, on retrouverait le noyau essentiel des informations connues sur la vie de l’écrivain, le plus souvent à partir de son œuvre.

Aussi la première question à poser à cette nouvelle biographie est de nous demander ce qu’elle nous apprend de Feraoun par rapport à ce que nous savions déjà. La seconde question serait, elle, la suivante : dans le récit offert – et il faut revenir sur cette notion de « récit » –, quels sont les choix donc les silences et qu’induisent-ils ? C’est un lieu commun de dire qu’une biographie nous en apprend autant sur le biographe que sur le biographé. Et quand celui-ci ne peut plus répondre, quelle liberté enivrante que celle qui est laissée à l’ « aède » et aux informateurs qu’il a privilégiés !

Car, on ne peut s’y tromper : une biographie donne rarement la « vérité » – si tant est qu’elle existe – sur une vie mais une narration dont le sujet n’est que l’objet d’un autre sujet énonciateur qui est le biographe. La biographie est « scénographie » qui joue de multiples façons entre le récit premier (ce que j’appelais précédemment le noyau essentiel des faits avérés et recoupés) et le récit que nous lisons, récit second, sorte d’ »alter-fiction », si nous osons ce néologisme sur le modèle de « l’auto-fiction ». Ce que le biographe met en œuvre est une dynamique interactionnelle entre l’œuvre, son contexte et des témoignages. Il est bien maître du discours et avance, dans le champ des idées et des sensibilités, un portrait imaginé au fil des informations recueillies et de ses propres convictions. On conviendra que la double réalité qui caractérise la fin de la vie de Mouloud Feraoun – sa volonté de rester dans un pays en guerre malgré les menaces qui pèsent sur lui puis son assassinat –, ne peut être traitée avec une neutralité absolue tant les passions ne sont pas éteintes cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie.

Notons, du côté des atouts de cette nouvelle biographie, le cahier iconographique (dont les deux premières biographies étaient dépourvues), comportant huit photos peu connues, sauf celle avec Camus. […] et la mise en images et en mots de Dehbia, la jeune cousine épousée alors qu’elle a 15 ans. […] José Lenzini exploite […] les entretiens avec trois des enfants Feraoun : Ali (surtout), Mokrane et Fazia […] Cette mise en scène de Dehbia montre le procédé constant utilisé dans cette biographie, celui de la reconstitution fictionnelle : j’entends par là, la manière de raconter où le narrateur choisit une vision avec Feraoun, lui prêtant des pensées dont il ne peut que les avoir imaginées. […] Le lecteur doit savoir alors qu’on est dans le « roman de Mouloud Feraoun » et non dans sa biographie au sens strict du terme. […] Plus contestable est l’insertion d’extraits d’une interview de Messali Hadj (p. 105-106) ainsi commentée : « Mouloud Feraoun applaudit l’analyse même si, à l’époque, il ne semble pas encore convaincu que l’indépendance de l’Algérie soit la seule solution envisageable. Néanmoins, comme tant d’autres, Feraoun est d’accord avec le bilan que dresse l’ancien trésorier de l’ENA six mois après la naissance du Front populaire » (p. 106). Pourquoi pas ? Mais le lecteur attentif cherche les preuves de ces assertions et ne les trouvent pas : est-ce bien Feraoun qui « pense » tout cela ? Mêmes interrogations lorsqu’on lit la manière de raconter la réaction de Mouloud Feraoun à la lecture de l’enquête de Camus sur la Kabylie en juin 1939 : ce que l’on sait de façon attestée, c’est ce qu’en a écrit Feraoun à Camus, le reste est une restitution imaginée (p. 111). Gêné parfois, le biographe écrit « Ce qui fait dire à Feraoun (via son héros Menrad… » (p. 116). […] On lira avec la même distance […] l’intérêt que Feraoun porterait à la personnalité de Jacques Chevallier : intéressant mais où sont les preuves de cet intérêt ? Il semble plutôt que José Lenzini renvoie l’ascenseur comme on dit, à son confrère journaliste, José-Alain Fralon qui vient de publier, Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie. Il lui consacre une longue page et « raccroche » à Feraoun : « Il est souvent question du maire d’Alger sur les ondes de Radio Alger. Feraoun s’en étonne. S’intéresse au personnage. Se prend encore une fois à espérer que le recours aux mitraillettes est peut-être précipité. Et ses multiples tâches d’enseignant directeur reprennent le dessus… » (p. 184). On aimerait beaucoup avoir une note qui indique où Feraoun a parlé de Jacques Chevallier […]

Pour terminer ce compte-rendu, il faut en venir à ce qui choque, depuis sa sortie, de nombreux lecteurs : une reconstitution de séquences historiques, sujette à interrogation. Ainsi quand il est question de l’« Appel pour une trêve civile en Algérie» lancé par Camus à Alger, le 22 janvier 1956, J. Lenzini ne retient pas le commentaire de Feraoun (que l’on trouvera dans ce dossier dans l’article de Christiane Chaulet Achour) mais un autre passage du Journal (p. 234-235). Les pages consacrées à la torture et à certains textes d’alors, en ne respectant pas la chronologie, brouillent la lecture. Il aurait été utile de rappeler avec quel élan Feraoun, dans son Journal, salue Henri Alleg (p. 242). Il était intéressant de rappeler l’article de Maschino (p. 211) pour que le lecteur juge sur pièce : Driss Chraïbi le nomme très explicitement dans son hommage à Mouloud Feraoun que nous avons reproduit dans le dossier d’Algérie Littérature/Action. La prudence, reprochée par certains à Feraoun, lui a été dictée par le contexte comme le montre Afifa Bererhi dans son article de ce même dossier. Lorsque le 8 mai 1945 (p. 130-131) est évoqué, il y a là aussi matière à confusion : le télescopage des citations (sans référence) de Kateb Yacine et de Boumediène est assez elliptique.

Dans la reconstitution de la vie littéraire à Alger et en Algérie alors, les sélections sont assez drastiques. Nous disions précédemment que Camus était sollicité plus que nécessaire. Par contre, si Roblès est souvent cité – comment faire autrement ? –, jamais son travail littéraire en tant qu’écrivain d’Algérie n’est évoqué et son amitié avec Feraoun effleurée, alors qu’elle est confirmée par Ali, le fils de l’auteur (p. 210), source vive d’information, essentielle même semble-t-il, de cette biographie. Si des noms sont évoqués autour des Algérianistes et de l’Ecole d’Alger, on est étonné – et on le sera encore plus après la lecture de l’article d’Hamid Nacer-Khodja – de l’absence totale de Jean Sénac et celle de nombreux autres écrivains algériens. Jean Pélégri est cité par deux fois (p. 254) mais sans être vraiment exploité. Quant à Fanon, il a droit à une mention stéréotypée, la violence, et la note lui attribue « une dizaine d’ouvrages », de façon assez désinvolte (p. 306), sans qu’on n’ait jamais la preuve que Feraoun l’ait lu. Les sources historiques sont assez sélectives : il suffit de lire les bibliographies comme je conseillais précédemment. Qu’un Master dirigé par G. Pervillé soit un excellent travail ne dispensait pas de citer des travaux antérieurs d’une certaine envergure comme les thèses de Dalila Morsly et Christiane Achour sur l’enseignement en Algérie à l’époque coloniale.
Terminons par le chapitre le plus litigieux, « Menrad assassiné ». Précisons d’abord que c’est Mouloud Feraoun, dans son entièreté de citoyen, de professionnel de l’éducation, d’écrivain et d’Algérien qui a été assassiné et non son personnage littéraire. L’article de la section de Toulon de la LDH (François Nadiras), mis en ligne le 5 juillet 2013, « Une biographie de Mouloud Feraoun qui suscite bien des questions »2 souligne le silence sur les commentaires de Feraoun quant à la journée des barricades du 24 janvier 1960 à Alger en relevant aussi les erreurs factuelles (p. 327). L’article signale aussi le « complet désordre chronologique » dans le récit de la fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962 puisque le biographe prête une réflexion sur l’événement à Feraoun qui est pourtant assassiné depuis 11 jours (p. 335-336) et en se trompant sur les faits qui sont connus des historiens. Enfin, et c’est sans doute, le plus contestable, la manière de débusquer, grâce à l’ouvrage d’Alexander Harrison, des propos d’anciens membres du commando de l’OAS pour dédouaner, en quelque sorte, des activistes-tueurs, de leur mission accomplie le 15 mars à Château-Royal : comment a-t-il pu y avoir « erreur » puisque les six assassinés ont été appelés par leur nom, un par un, pour sortir de la salle de réunion et être mitraillés à bout portant ? Comment peut-on affirmer que, sans doute, « Mouloud Feraoun n’était pas visé » (p. 350) ?

Un autre article avait été publié sur internet le 30 juin 2013, « Mouloud Feraoun assassiné pour la deuxième fois » d’Anne Guérin-Castell. Celle-ci pose comme essentiel, d’entrée de texte, l’incontournable travail de Jean-Philippe Ould Aoudia, L’Assassinat de Château-Royal – Alger : 15 mars 1962 (avec une introduction de Germaine Tillion et une préface d’Emmanuel Roblès), publié aux éditions Tiresias en 1992. L’enquête fouillée menée par J-P. Ould Aoudia a établi, de façon certaine, les causes, le déroulement et les conséquences de cette exécution collective et non anonyme. Avec beaucoup de précision, Anne Guérin-Castell énumère les erreurs trouvées quand à la spatialisation des lieux nommés (Maison-Carrée, Tizi-Hibel, à 60 kms de Tunis ?). L’article pouvant être lu aisément, je ne reprendrai pas toutes les remarques. Je reprendrai seulement ce qu’elle dit de la « manière tendancieuse de présenter les faits, d’avancer certaines choses ». En réalité « Frapper l’imagination, c’était justement le but avoué de l’OAS, et le sextuple assassinat du 15 mars 1962 est dans la droite ligne de l’instruction 29 du général Salan, datée du 23 février 1962 et du texte diffusé à la même période préconisant de  » s’attaquer aux personnalités intellectuelles musulmanes […] chaque fois qu’un de ceux-ci sera soupçonné de sympathie à l’égard du FLN, il devra être abattu » ». On ne peut renvoyer dos à dos deux versions comme si la vérité n’avait pas été faite. L’affirmation, que reprend le préfacier Louis Gardel, comme quoi Feraoun n’aurait pas été visé personnellement est « la minable excuse fabriquée après coup par ceux qui comprirent un peu tard que l’assassinat d’un écrivain reconnu pouvait nuire à leur image. Cette contre-vérité fut publiquement énoncée pour la première fois le 17 mai 1962 lors du procès du général Salan par l’ex-directeur de la Sûreté nationale en Algérie dans le but d’atténuer la gravité des accusations portées contre Salan ».

Anne Guérin-Castell conclut :

« Aujourd’hui, nous savons que non seulement le nom de Feraoun figurait bien sur la liste des personnes à tuer ce matin-là, mais qu’il y a été maintenu par Jacques Achard, alors chef du secteur OAS de Bab-el-Oued, lequel s’en est vanté dans un dîner au domicile parisien d’un ancien général factieux, ce qu’un témoin rapporta en 1992 à Jean-Philippe Ould Aoudia lors d’un colloque à la Sorbonne et que le même témoin confirma en 2013. Ce Jacques Achard n’est autre que l’ancien administrateur civil des Ouadhias dont Mouloud Feraoun cite les propos dans son Journal à la date du 10 février 1957. Face à l’équanimité de l’écrivain, Achard s’emporte et lui déclare : « les militaires reçoivent des ordres, ils les exécutent. Ainsi, vous, un simple troufion peut vous donner un coup de pied au cul. Le fait que vous émargez aux Editions du Seuil ne change rien. » Et finit par le menacer de mort : « On tire, vous tombez. Mort accidentelle. Un petit rapport. Vos amis pourront toujours vous regretter.  » Accidentelle, la mort de Mouloud Feraoun ? C’est exactement la version que voudraient rendre définitive les assassins de l’OAS. Une simple  » bavure » qu’ils peuvent aller jusqu’à faire semblant de regretter, maintenant que briguent des mandats électoraux dans le Midi quelques-uns de ces anciens enfants de chœur. »

La question qui se pose est de comprendre pourquoi José Lenzini s’est laissé aller à cette ambiguïté. Outre le désir de « donner du nouveau » – dont on vient de voir qu’il n’était pas très nouveau, Jack Gleyze avait déjà donné comme « certains » les regrets de Salan pour cet assassinat – il me semble que cela correspond à une certaine tendance dans tout ce qui s’écrit sur l’Algérie et sa guerre de libération (en lien souvent avec celle des années 90), de considérer qu’il y a quelques dirigeants à honnir de part et d’autre mais que les « gens », le « peuple » ont suivi malgré eux, les « Arabes » et les « Européens », selon les qualifications que José Lenzini privilégient, que les torts ont été partagés et que la violence était des deux côtés. Il me semble que pour comprendre la vectorisation d’une biographie – c’est valable pour n’importe quelle biographie –, on doit trouver le but profond du biographe. Je propose au lecteur de lire, dans cet esprit la p. 257, dans son deuxième paragraphe : « Feraoun ne peut rester insensible à la démesure des violences. L’Histoire n’en est plus à écrire ses pages. Il semble qu’elle y mette le feu au fil de son déroulement. La barbarie se généralise au nom des mêmes principes défendus par chaque camp. A chacun ses méthodes, ses mises en scène. L’heure est au tourment. A cette forme d’exécration que chacun peut ressentir dans le regard de l’autre. »

Cela nous oblige, pour finir, à revenir au sous-titre donné « Un écrivain engagé ». Dans la mesure où José Lenzini a souvent affirmé combien il rejetait Sartre, il semble difficile de penser qu’il ait retenu la définition de l’écrivain engagé donnée par celui-ci, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans Qu’est-ce que la littérature ?

Il faut voir plutôt du côté de son dialogue avec Ali Feraoun dont une des constantes est de défendre l’engagement de son père dans l’ALN. On aura remarqué qu’en dehors des Politiques algériens légitimes pour un certain discours de gauche, Messali Hadj et Ferhat Abbas, le seul officiel nommé est Mohammedi Saïd, sous son nom de guerre Si Nasser (cf. pp.117, 208-209), sans doute avec sa compromission avec le national-socialisme allemand et à ce qu’il induit sur le nationalisme algérien. A la dernière page, c’est lui qui délivre un certificat de militantisme de Mouloud Feraoun à la famille Feraoun aux premiers jours de l’indépendance.

A propos de Feraoun et quasiment au même moment que le cinquantenaire de l’indépendance, José Lenzini a voulu donner sa propre interprétation des événements algériens. La proximité construite entre Feraoun et Camus l’autorise à une complicité avec l’écrivain algérien et à une défense d’une certaine Algérie, celle dont l’autonomie rétablissant une justice et des droits, ne se serait pas séparée de la France, selon la solution avancée par Camus.

On espère encore un biographe de Feraoun qui saura pratiquer cet exercice si difficile qu’est celui de l’impartialité lorsqu’on est concerné par les événements dont on parle ; qui mènera une enquête interrogeant tous les acteurs : en dehors de trois enfants Feraoun, il n’y a pratiquement aucun Algérien acteur, témoin ou connaisseur de cette histoire qui soit interrogé ou véritablement cité. Comme l’écrit Hamid Nacer-Khodja, à la fin de son article : l’histoire de la littérature algérienne existe mais elle doit se doter de véritables outils de connaissance. De toutes façons, tous les écrivains « biographés » l’ont été de nombreuses fois et c’est dans la confrontation des récits que peut se détecter une époque.

La collection « Archives du colonialisme » se veut un outil qui revient « aux faits, aux archives, pour la nécessaire étude du passé colonial du pays des droits de l’homme. » Il y a peu d’archives ici et peu de confrontation avec les acteurs d’une époque et les critiques de l’œuvre feraounienne. Et comme nous l’avons toujours affirmé, c’est vers une lecture réelle et approfondie de l’œuvre même de cet écrivain qu’il faut toujours et encore revenir.

Christiane Chaulet Achour
  1. Notons que la communication de José Lenzini, auteur de cette biographie, au colloque du CNRPAH en mars 2012, s’intitulait : « Albert Camus/ Mouloud Feraoun : une amitié difficile ».
  2. Référence ; http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article5501.
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