par Geneviève Dermenjian
L’antisémitisme des Européens d’Algérie fut parfois spectaculaire. Fièvre bénigne, aux manifestations essentiellement électorales, ou caractéristique plus profonde ?
Trois avril 1898, quatorze heures. Le Général-Chanzy, qui fait la navette avec Marseille, entre dans le port d’Alger et se range le long du quai où se pressent officiels et membres de délégations d’associations. Le débarcadère est noir de monde, la foule est descendue par la rampe de l’Amirauté et par les escaliers face au square Bresson. Hommes et femmes ont les bras chargés de fleurs, de couronnes de palmes, de bouquets liés par des rubans tricolores. Lorsque Édouard Drumont se présente enfin, la foule applaudit, crie sa joie, entonne La Marseillaise antijuive et lance sporadiquement des: « À bas les Juifs! » Drumont, qui vient d’annoncer sa participation aux élections législatives à Alger sous l’étiquette « candidat antijuif », reste un instant incrédule devant cet accueil, alors que la foule brûle des effigies d’Alfred Dreyfus sous les bravos.
Après quelques mots de bienvenue, Drumont descend la passerelle et s’installe dans une voiture. Le cortège qui se forme aussitôt remonte la rampe Chasseloup-Laubat, traverse le boulevard du Front-de-Mer, prend le boulevard de la République jusqu’à Mustapha où un arrêt est prévu devant la mairie, puis fait route vers le boulevard Bon-Accueil où se trouve la villa Jeanne-d’Arc (sic) qui doit l’accueillir. Tout au long du parcours, on acclame ce leader. « Ce fut pendant une demi-heure une acclamation ininterrompue, rapporte le journaliste de la Revue algérienne, des hommes se brisaient la voix à force de crier: « Vive Drumont ! » Des femmes jetaient des bouquets et, au risque de se faire écraser, fendaient la foule pour s’approcher de lui; des fleurs tombaient des balcons ; la voiture était par instants soulevée et les chevaux ne la traînaient plus. Lui, debout dans la voiture, entre Réjou et Louis Régis, souriait à la foule. » 1
Cet accueil triomphal, Alger le réservait à celui qui s’était rendu célèbre dans les années 1880 avec la publication de La France juive, pamphlet qui dépassait le millier de pages et qui s’était vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Convaincu par le jeune leader antijuif Max Régis de se présenter à Alger, Drumont allait y remporter un véritable triomphe qui dépassa le cadre de la ville. Les élections du 8 mai 1898 donnèrent en Algérie 4 sièges sur 6 aux « candidats antijuifs » : Drumont et Marchal sont élus à Alger, Émile Morinaud à Constantine et Firmin Faure à Oran. Seuls Thompson et Étienne conservaient leur siège. Après cette victoire, les « quatre mousquetaires gris » 2
quittent Alger le 29 mai, dans l’apothéose que l’on devine, bien décidés à en découdre à l’Assemblée nationale. Soucieux de prouver leur bonne foi, et de justifier leur bon choix, les électeurs de Drumont suivent les « exploits » de leur maître à penser et n’hésitent pas à couvrir les murs d’affiches reproduisant le discours du 23 décembre 1898 de Drumont à la Chambre des députés. Cet affichage sauvage en entraînera un autre, hostile cette fois à Drumont, représenté en pèlerin, en prêtre, en singe et affublé du surnom de « Barbapoux » 3. Les partisans de Drumont parcouraient la ville pour décoller ou lacérer ces affiches.
Mais ce fut là une des rares oppositions à cet homme politique.
L’antisémitisme en Algérie n’est pas une création spontanée de la fin du XIXème siècle, surgie pour assouvir une passion passagère ou pour imiter la métropole en proie aux convulsions de l’affaire Dreyfus. C’est au début de la présence française qu’il faut le faire remonter chez les Européens, tant civils que militaires. Ce courant avait des racines raciales, économiques, religieuses, sociales, ou proprement locales même, si l’on considère que de nombreux militaires étaient hostiles aux Juifs dans l’espoir de plaire aux Musulmans. Cependant, la France déploya une politique d’assimilation des Juifs d’Algérie et leur statut se rapprocha progressivement de celui des Français. Le décret Crémieux du 24 octobre 1870, qui les naturalisa en masse, ne fut ni une divine surprise ni un coup de tonnerre dans un ciel serein, il venait achever une politique d’assimilation mise en oeuvre depuis une trentaine d’années.
Dès lors, l’antisémitisme larvé des Français d’Algérie se radicalisa. Désormais, les Juifs devenaient assez nombreux pour décider du résultat des élections en votant ensemble pour un candidat, et c’est avec eux qu’il fallait donc partager les fruits de la conquête. Malgré quelques consignes de vote, les Juifs partagèrent leurs voix entre les différentes formations politiques, selon les villes, avec une préférence toutefois pour les républicains opportunistes. Ils obtinrent ainsi la sympathie de tous. Ces pratiques électorales étaient courantes en Algérie, mais elles devaient choquer les Français, qui attendaient davantage de républicanisme de la part de ces nouveaux venus en politique. D’année en année, la question revint au centre des discussions. On n’hésite pas à flatter les Juifs avant les élections, pour les maudire ensuite en cas de défaite et réclamer l’abrogation du « funeste décret ». Au tournant des années 1890, l’antisémitisme fit un nouveau bond. Il permet l’élection de la liste antijuive d’Émile Morinaud à la mairie de Constantine en 1896, puis à Oran l’année suivante. De graves émeutes secouent les principales villes d’Oranie cette année-là.
Alger n’est pas en reste. La première ligue antijuive s’y crée en 1892 à l’initiative de personnes très différentes mais se réclamant toutes du « parti socialiste révolutionnaire en lutte contre le pouvoir orléaniste et de l’argent ». Peu de temps après, la ligue prend le nom de Ligue socialiste antijuive. Dans ses réunions, on y côtoie,selon un rapport de police, « toutes sortes de personnes, y compris des anarchistes pour qui les grandes mondaines sont les prostituées de la haute société » ! 4 Incidents, violences et échauffourées se multiplient à partir de 1895. L’antisémitisme recrute sans mal parmi les Néos 5, Maltais, Italiens, Espagnols que l’on naturalise à partir de 1889. Des Algériens se mêleront à eux au moment des pillages. Ce petit peuple européen d’Alger trouve son porte-parole en Cagayous, le personnage créé par l’écrivain Musette et qui devint l’archétype des antijuifs algérois. Moins de deux ans plus tard, Alger découvre son héros antijuif, Max Régis, étudiant d’origine italienne expulsé pour deux ans de l’université d’Alger. Ce dernier construit sa carrière politique autour de la « question juive » et du séparatisme avec la métropole. À deux reprises, Régis est porté quasi triomphalement à la mairie d’Alger : il y reste deux mois la première fois avant d’être suspendu et il démissionne la seconde fois afin de prévenir une nouvelle suspension. Adulé par la foule algéroise pendant trois ans environ, Max Régis est le symbole de la crise antijuive algéroise, agressive et populaire. Le maire déchu multiplie les violences verbales contre les Juifs et les autorités, presse l’Algérie de se séparer de la France pour devenir un « nouveau Cuba » 6, prend des mesures discriminatoires contre les Juifs. Cette attitude le mène en prison, devant les tribunaux, puis sur le chemin provisoire de l’exil.
L’année 1898 voit le triomphe des antisémites à Alger et dans toute l’Algérie. Partout, la même ferveur, les mêmes agressions verbales et physiques, la même atmosphère de fête mêlée de révolte. Les Juifs d’Alger, toutefois, sont plus molestés, humiliés qu’ailleurs. Au début de janvier ont lieu des émeutes d’une rare violence à Bab el-Oued et à Bab Azoun. Du 20 au 25 janvier, partout en ville, la rue appartient aux fauteurs de troubles; la police laisse faire et les zouaves n’interviennent qu’à contre coeur. Ces « youpinades » font une centaine de blessés. Deux Juifs sont assassinés. À la suite de ces événements, le département entier s’embrase et la plupart des villes (Blida, Boufarik…) sont le siège d’émeutes antijuives.
Peu après, pendant la campagne électorale, l’excitation et les violences s’intensifient. Le journal de Max Régis, L’Antijuif, dénonce les entrepreneurs employant des Juifs, faisant perdre leur pauvre travail à des cigarières ou à de simples cochers. Les Juifs voient leurs magasins boycottés, leurs clientes « françaises » surveillées et dénoncées, voire molestées par d’autres femmes quand elles sortent des boutiques, les cafés refusent de servir des clients juifs. Tous les jours, les organes antisémites demandent aux « Français » de « ne rien acheter chez les Juifs », de n’avoir recours ni aux avocats ni aux médecins juifs. Ce régime de pression et de violences, les Juifs d’Alger le subissent pendant plus de trois ans, partagés entre la crainte de la répression et la volonté de riposte. Du côté des autorités, par tactique ou conviction, un certain silence s’établit. Les gouverneurs généraux et les préfets assurent certes l’ordre public, mais avec plus ou moins de sévérité. Personne ne défend réellement les victimes. On regrette que le décret Crémieux ait été promulgué, on s’abstient de parler des Juifs ou on regrette qu’ils aient commis des erreurs expliquant les troubles.
Hors d’Alger, le calme revient dans les rues dès 1899 et les journaux s’agacent à rapporter les excès antijuifs et les criailleries séparatistes de la capitale. À partir des élections municipales de mars 1900, la question juive redevient un peu partout un simple enjeu électoral qui permet de remporter encore quelque succès. Mais aux législatives de 1902, Drumont est battu dès le premier tour à Alger, alors que les municipales de 1900 viennent d’être annulées; Faure, Morinaud, Marchal partagent la même déconfiture. La date des législatives de 1902 passe généralement pour marquer la fin de la crise antijuive, bien que la municipalité antijuive perdure à Oran jusqu’à octobre 1905. L’antisémitisme cesse ensuite d’être un levier politique jusqu’à la Grande Guerre.
La fin de la crise s’explique par de nombreuses raisons. À Paris, les hommes au pouvoir comme Barthou et Waldeck-Rousseau repoussent fermement les exigences des antisémites concernant l’abrogation du décret Crémieux et les mesures discriminatoires prises à l’encontre des Juifs. À Alger, le préfet Lutaud (décembre 1898 – juillet 1901 ) , lui aussi très ferme, joue un rôle important dans le retour à l’ordre. Il endigue les manifestations, arrête les casseurs, refuse les budgets antijuifs. Paris entreprend de son côté de diviser les antisémites. En 1898, l’Algérie obtient une autonomie financière et une assemblée financière locale, les Délégations financières, siégeant à Alger. Cette mesure contente les antijuifs républicains et les éloigne du groupe de Max Régis, dont les menées séparatistes déplaisent de plus en plus. Isolé, Régis se rapproche plus encore des réactionnaires, ce qui achève de le brouiller avec ses anciens amis. À Paris, les députés antijuifs s’éloignent les uns des autres pour les mêmes raisons, Drumont et Faure d’un côté, Marchal et Morinaud de l’autre.
Ensuite, les antijuifs d’Alger en arrivent à se discréditer. Des dissensions les opposent et la personnalité de Max Régis finit par lasser jusqu’à ses admirateurs. À la fin de 1901, il quitte définitivement l’Algérie. Sans gloire. À l’Assemblée, les « mousquetaires gris » ne sont plus d’aucune efficacité pour leurs électeurs et Drumont se disqualifie par ses violences verbales. Enfin, le 26 avril 1901, à Margueritte-Aïn Turki, près de Miliana, une émeute menée par un groupe d’Algériens coûte la vie à 5 Européens. Certains y voient une conséquence des troubles algérois. Et pour beaucoup, le « péril arabe » apparaît brusquement plus important que le « péril juif ».
Alger et l’Algérie renouent avec le calme et comptent bien tirer profit des nouveaux pouvoirs que Paris a octroyés. Délégations financières et autonomie financière leur donnent plus d’assurance et de superbe. Dès lors, le séparatisme se noie dans la déconvenue des amis de Max Régis, les Arabes semblent redevenus dociles après la mise au pas des insurgés de Margueritte, et il n’est plus question de toucher au décret Crémieux.
Quant aux Juifs, l’ostracisme subtil qui les tenait à l’écart du reste de la société devait subsister, prenant les formes du simple mépris ou de la porte fermée. Après la Première Guerre mondiale, l’antisémitisme politique revient à la mode. Les slogans, les chansons et les journaux antijuifs reparaissent à Alger dans les années 1932-1934. À Oran, en 1925, le docteur Molle fit élire sa liste antijuive grâce à une campagne antisémite marquée par de nombreux incidents. En 1936, l’abbé Lambert, maire d’Oran, renoua lui aussi avec les méthodes des antijuifs après avoir prêché la paix intercommunautaire. En août 1934 eut lieu un pogrom à Constantine, et en 1938, le Parti populaire français, parti de Doriot, remporta partout en Algérie un grand succès sur le thème de l’abrogation du décret Crémieux. On pourrait multiplier les exemples
La politique de Vichy devait réaliser les attentes des antisémites en abrogeant le décret Crémieux et en promulguant les lois d’exception appliquées en Algérie avec une grande rigueur. Quarante ans après l’embrasement antijuif, Émile Morinaud allait écrire dans ses Mémoires 7 : « Heureusement pour nous Français, un gouvernement résolu, celui du maréchal Pétain, est venu qui, par l’acte courageux et indiqué que fut de sa part, en octobre 1940, l’abrogation du fameux décret Crémieux, nous a délivrés à jamais de l’électorat juif. Par là, il a définitivement assuré la prédominance française dans notre chère Algérie. C’en est donc fini de la domination juive dans notre pays. Nous n’aurons pas lutté contre elle en vain. »
Mais les temps avaient changé : à la Libération, après la restauration du décret Crémieux, l’antisémitisme n’est plus un thème politique. Dès les premiers remous de la guerre d’Algérie, le péril est ailleurs.
- Revue algérienne, tome XXXV, 1er semestre 1898.
- Les députés antisémites élus furent surnommés ainsi parce qu’ils portaient un chapeau gris semblable à celui que portait le marquis de Morès, créateur d’une des premières ligues antijuives, qui venait de décéder.
- CAOM, 7G17.
- CAOM F80 1684.
- Néos, pour nouveaux français. D’origine européenne, ils viennent d’être naturalisés par la toi de naturalisation automatique de 1889.
- En 1898, Cuba, fort de l’appui des États-Unis d’Amérique, se soulève contre la mère patrie, l’Espagne, et conquiert son « indépendance ».
- Morinaud Emile, Mes mémoires, premiers combats contre le décret Crémieux, Alger, Baconnier , 1938, 392 p. (rééd. en 1941 avec une modificarion du tirre, premiers combats devenanr premières campagnes !).