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Édition du 1er au 15 novembre 2024

« 1871. L’Algérie sous séquestre »,
par Didier Guignard

En 1930, après un siècle de colonisation en Algérie, plus du tiers des terres de culture est passé dans les mains des Européens. Une grande partie de ces spoliations ont été opérées en représailles de l'insurrection de 1871 : environ 900 000 Algériens, plus du quart de la population totale, se voient alors infliger un séquestre sur leurs terres, maisons ou plantations. C'est l'objet du livre de Didier Guignard, publié en janvier 2023 par les éditions du CNRS. S'appuyant sur les archives et sur une enquête de terrain, il étudie aussi les adaptations et résistances de la paysannerie kabyle jusqu'aux années 1930. On lira ici la présentation de l'éditeur, la préface de Neil MacMaster et l'introduction, ainsi qu'un article de Didier Guinard, dans la revue Insaniyat, consacré à un cas de résistance à la mainmise foncière, celui des Beni Urjin, dans la région de Bône, aujourd'hui Annaba.

1871. L’Algérie sous séquestre, par Didier Guignard



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Didier Guignard est chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) à Aix-en-Provence (France).



Présentation de l’éditeur




Algérie, 1871 : la plus importante insurrection avant la guerre d’indépendance est menée contre les forces coloniales françaises. Dans son sillage, environ 900 000 Algériens, plus du quart de la population totale, se voient infliger un séquestre sur leurs terres, maisons ou plantations. Cette mesure punitive du gouvernement français est exceptionnelle par son ampleur comme par la place qu’elle occupe au XIXe siècle dans le monde. Si elle ne débouche pas toujours sur la confiscation définitive des biens, leur restitution (payante) est généralement conditionnée. Tout dépend de la responsabilité attribuée à titre individuel ou collectif dans la révolte, de l’inventaire et de l’estimation des droits de chacun, de l’emplacement des terres qui intéressent ou non la colonisation.

Les archives du séquestre permettent une plongée dans le corps social que Didier Guignard entreprend à l’échelle du bassin versant de l’oued Isser, en Kabylie occidentale. Il y révèle la nature et l’étroitesse des liens entre les habitants, leurs formes d’adaptation au milieu et les bouleversements endurés. À partir d’une enquête de terrain, il fait remonter ses observations aux années 1840 puis les poursuit jusqu’aux années 1930, pour mieux nous faire comprendre les ressorts d’une société rurale entrée en révolte et l’évolution contrastée d’un lourd héritage.

Si le séquestre des années 1870, moment phare de la colonisation française en Algérie, a déjà retenu l’attention des historiens, cette approche comparative et au plus près de la société rurale, qui emprunte autant à la géographie qu’à l’anthropologie, est inédite.


[**Lire la préface de Neil MacMaster
ainsi que l’introduction et la table des matières/rouge]



L’affaire Beni Urjin : un cas de résistance à la mainmise foncière
en Algérie coloniale



par Didier Guignard, dans la revue Insaniyat, n° 25-26, 2004, p. 101-122. Source

Dans la plaine de Bône (Annaba), le territoire des Beni Urjin se réduit comme une peau de chagrin au XIXe siècle. Y sont appliqués l’ordonnance de 1846, le sénatus consulte de 1863 et la loi Warnier de 1873 pour une dépossession légale au profit du Domaine et des colons français. L’administration est la seule à en rendre compte et reste silencieuse sur une éventuelle résistance à ce processus.

De 1891 à 1907, curieusement, le dossier Beni Urjin prend de l’ampleur et le parfum du scandale. Contre la cession de 10 000 ha supplémentaires, les plaintes des notables algériens sont entendues d’une partie du pouvoir français. La presse s’en fait l’écho, les tribunaux sont saisis et des enquêtes dépêchées sur place. C’est lever partiellement le voile sur une résistance complexe mais c’est aussi l’entretenir… La liquidation de l’affaire passe donc, après 1907, par une logique plus cohérente de domination et par le retour au monopole de l’écrit.

En 1930, après un siècle de colonisation en Algérie, plus du tiers des terres de culture est passé dans les mains des Européens1, qui ne représentent que 15 % des habitants. Dans le même temps, le nombre des Algériens a pratiquement doublé2.

Comprendre les relations entre les populations est impossible pendant cette période et au-delà sans rappeler cette violence fondamentale. Des Algériens se révoltent souvent au xixe siècle contre un pouvoir qui s’empare de leur terre. L’insurrection la plus importante par son ampleur et ses conséquences est celle de 1871, qui gagne la Petite et la Grande Kabylie, la plus grande partie du Constantinois et des tribus d’Oranie, soit le tiers de la population algérienne. Au total, quelque trois cents tribus sont touchées par le séquestre punitif des terres, qui équivaut, au seul titre collectif, à la superficie de cinq départements français3. L’opposition armée est brisée pour longtemps, à l’exception de soulèvements sporadiques toujours brutalement réprimés.

S’en tenir là serait pourtant méconnaître la complexité des acteurs et des formes de résistance avant la guerre d’indépendance de 1954-1962. Par résistance au processus radical de dépossession, nous entendons l’ensemble des stratégies mises en œuvre dans le cadre tribal ou familial pour préserver les moyens d’existence. Son étude est entreprise à l’échelle locale, pour plus de précision, bien que les archives disponibles pour en rendre compte posent problème. C’est en effet l’État français qui révèle et qualifie ce qui lui est peu tolérable. Aussi faut-il préciser les modalités de production des sources, en déchiffrer les codes et évaluer leur part de silence. Le choix du cas étudié est donc relatif, et sa documentation, une question en soi.

Arrêtons-nous à l’affaire Beni Urjin (1891-1907), du nom d’une tribu de la plaine littorale de Bône, aujourd’hui Annaba (cf. cartes). La colonisation de son territoire, réputé pour le fourrage, la céréaliculture et l’élevage, à moins de 10 km d’une ville de garnison et d’un port de commerce, a commencé dès 1833-18344. Dans la documentation française, curieusement, elle devient scandaleuse à la fin du xixe siècle et embarrasse l’administration pendant deux décennies. Un dossier volumineux est conservé au centre des archives nationales à Alger, dans le fonds « Intérieur et Beaux Arts »5 : il se compose des plaintes des notables de la tribu, des enquêtes dépêchées sur place et de la correspondance administrative pour le suivi de l’affaire. Complémentaires et plus régulières, les archives du bureau arabe de Bône et de la colonisation locale, conservées au Centre des archives d’Outre-mer, à Aix-en-Provence, nous aident à saisir l’application du droit foncier colonial6.

L’étude de cas peut s’articuler en trois temps, qui sont aussi ceux des productions d’archives. De 1833 à 1891, sous l’effet de la colonisation, le territoire des Beni Urjin se réduit comme une peau de chagrin. De 1891 à 1907 seulement, l’affaire scandalise une partie du pouvoir et de l’opinion en France, pour assister finalement, après 1907, à sa liquidation.

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Voir également sur notre site

  1. Charles-Robert Ageron, les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1968, Paris, t. 2, p. 769.
  2. Kamel Kateb, Européens, « Indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962). Représentations et réalités des populations, INED, 2001, Paris, p. 121.
  3. Charles-Robert Ageron, op. cit., t. 1, p. 3-36.
  4. André Nouschi, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919 – Essai d’étude économique et sociale, PUF, 1961, Paris, p. 161-167.
  5. CANA, IBA 38.
  6. CAOM – Dans les séries K, L et M principalement.
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