Le 28 mars 2024, par 67 voix pour (Nupes, Renaissance, Modem) 11 contre (RN), 4 abstentions, 494 députés n’ayant pas pris part au vote, l’Assemblée nationale a adopté une résolution « relative à la reconnaissance et la condamnation du massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris ». Portée par les députées Sabrina Sebaihi (EELV-Nupes), l’une des très rares élues active sur la question de la mémoire coloniale, et Julie Delpech (Renaissance), elle a été l’objet selon l’AFP « de fréquents échanges avec l’Elysée » sur son contenu. Rappelons qu’elle fait suite à une cérémonie commémorative silencieuse du président de la République au Pont de Bezons le 16 octobre 2021, suivie d’un communiqué de l’Elysée dont la version des faits avait suscité des critiques. Le lendemain, jour du soixantième anniversaire du massacre, l’importante manifestation réclamant sa reconnaissance comme crime d’Etat avait été empêchée d’accéder à la plaque commémorative sur le Pont Saint-Michel, contrairement au préfet Lallement, lequel y déposa une gerbe, sans faire de déclaration. On trouvera sur notre site de nombreux articles relatifs au massacre du 17 octobre 1961 ainsi qu’à la longue bataille menée pour pour sa connaissance et sa reconnaissance. Dans le texte ci-dessous, l’historien Fabrice Riceputi constate que cette résolution, en retrait par rapport à celle du Sénat en 2012, souffre des mêmes graves manquements à la vérité historique que le communiqué de l’Elysée en 2021 et qu’elle révèle surtout une incapacité politique à qualifier le 17 octobre 1961 pour ce qu’il a été : un crime impliquant toute la Ve République et non seulement le préfet Papon.
Le texte de la résolution adopté le 28 mars 2024 par l’Assemblée Nationale est celui-ci :
« Rappelant que le 17 octobre 1961, des familles algériennes manifestèrent pacifiquement à Paris contre le couvre-feu discriminatoire imposé par la Préfecture de Paris aux seuls “français musulmans d’Algérie”.
Rappelant que les manifestants ont été victimes sous l’autorité directe du préfet Maurice Papon, d’une répression violente et meurtrière entraînant de nombreuses morts et blessés.
Considérant que la poursuite de la réflexion conjointe sur ces événements devra contribuer à assurer un avenir en commun plus harmonieux pour le peuple algérien et le peuple français.
Condamne la répression sanglante et meurtrière des Algériens commise sous l’autorité du préfet de police Maurice Papon le 17 octobre 1961 et rend hommage à toutes les victimes et leurs familles.
Souhaite l’inscription d’une journée de commémoration du massacre du 17 octobre 1961 à l’agenda des journées nationales et cérémonies officielles.
Affirme son soutien à l’approfondissement des liens mémoriels unissant le peuple Français et le peuple Algérien.
Invite le Gouvernement à travailler en commun avec les autorités algériennes pour appréhender leur histoire commune, y compris celle des événements du 17 octobre 1961. »
On peut se réjouir de cette « condamnation » de la répression du 17 octobre 1961, la plus meurtrière dans une manifestation de rue en Europe après 1945, si longtemps niée et occultée par l’État français. Ainsi que de sa commémoration officielle, déjà proposée en 2012 par le Sénat, lequel allait du reste plus loin puisqu’il prescrivait également l’enseignement scolaire de l’événement, un lieu de mémoire et l’ouverture de toutes les archives. En revanche, l’exposé des motifs qui introduit cette résolution frappe l’historien par ses inexactitudes avérées et de graves omissions volontaires, comme cela avait déjà été le cas dans le communiqué de l’Elysée en 2021.
Il est tout d’abord indiqué que le couvre-feu imposé aux Algériens et Algériennes, contre lequel ils et elles protestèrent le 17 octobre 1961 à l’appel de la Fédération de France du FLN, aurait été instauré par un « décret » : c’est faux. Comme plusieurs historiens, dont Sylvie Thénault et moi-même, l’ont déjà relevé en 2021, la décision, manifestement discriminatoire et contraire à la Constitution, n’eut aucune forme légale. Prise en réunion interministérielle avec le Premier ministre Michel Debré, le ministre de l’Intérieur Roger Frey et le préfet Maurice Papon le 4 octobre, elle ne fit l’objet que d’un communiqué de presse de Papon « conseillant » (sic) aux « Français musulmans » de respecter ce couvre-feu. Alors qu’une instruction interne à la préfecture de police ordonnait quant à elle à ses agents d’interdire fermement toute sortie des concernés après l’heure du couvre-feu, ce qu’ils firent avec l’extrême brutalité qu’on sait et en procédant au faciès. On ne peut que s’interroger sur le sens de la répétition de cette erreur manifeste dans la résolution. S’agit-il d’insinuer que les Algériens et Algériennes manifestèrent contre une mesure légale et que l’action policière à leur encontre s’en trouvait en quelque sorte justifiée puisqu’ils manifestaient après le couvre-feu ? De plus, manque au rappel de l’évènement celui de la rafle géante à laquelle procéda aussi ce jour-là la police parisienne : près de 12 000 manifestants furent violemment embarqués en quelques heures et parqués souvent sans soins ni nourriture dans des camps improvisés en région parisienne, pendant plusieurs jours. Des actes de tortures y furent signalés par des témoins. Plusieurs centaines d’Algériens, à peine extraits de ces camps, furent prétendument « renvoyés dans leurs douars d’origine », en réalité dans les camps de l’armée françaises en Algérie, où certains disparurent.
Le rôle du président Charles de Gaulle est ensuite évoqué : « Malgré la volonté du général de Gaulle de “faire la lumière et [de] poursuivre les coupables”, aucune procédure contre les policiers concernés n’a jamais été initiée. » Les mots de De Gaulle, récemment trouvés dans les archives de la présidence par le journaliste de Mediapart Fabrice Arfi, par lesquels il répondait à une alerte de l’un de ses conseillers sur la gravité de la répression, sont bien ceux-ci. Et il est exact qu’aucune sanction ne fut prise, ni aucune poursuite engagée. Mais pourquoi ? On omet de dire ici que c’est essentiellement parce que de Gaulle ne fit suivre ce souhait de « poursuivre les coupables » d’aucun acte en ce sens. Et qu’il décida quelques mois plus tard, par un décret du 23 mars 1962, d’amnistier tous les crimes commis par les forces de l’ordre en lien avec la guerre d’Algérie, ce qui éteignit les plaintes qui avaient été déposées par quelques victimes algériennes. Enfin, il n’est pas mentionné que de Gaulle couvrit Papon d’éloges et d’honneurs et qu’il le maintint en poste jusqu’en 1967, ce qui permit du reste à Papon de sévir à nouveau à Charonne, en février 1962, puis de jouer un rôle coupable dans l’Affaire Ben Barka. Soulignons enfin qu’il ne dit pas un mot de cette tragédie dans ses Mémoires et qu’on rapporte ce commentaire de sa part à ce sujet : « inadmissible, mais secondaire ».
L’insuffisance majeure de cette résolution tient surtout à sa présentation des responsabilités dans le crime commis le 17 octobre 1961. Elle se refuse manifestement à aller au-delà de celle de Maurice Papon. Ce dernier constitue, comme déjà pour Emmanuel Macron en 2021, une sorte de fusible mémoriel idéal de la République, du fait notamment de sa condamnation en 1998 pour complicité de crime contre l’humanité en raison de sa participation à la déportation des juifs de Gironde vers les camps de la mort. Or, en octobre 1961, le préfet de police obéissait naturellement au gouvernement de l’époque et tout particulièrement au Premier ministre Michel Debré et au ministre de l’Intérieur Roger Frey. Et l’on sait que tous deux poursuivaient alors une sourde opposition à l’intérieur du gouvernement gaulliste à la négociation avec le FLN, qu’ils avaient à cœur d’empêcher d’aboutir. Ce qu’ils tentèrent en laissant Papon donner un véritable « permis de tuer » aux policiers parisiens.
Rappelons-le : toutes les institutions de la République, et non le seul Papon, furent bel et bien, à des degrés divers, impliquées dans le crime du 17 octobre 1961, son impunité et sa dissimulation : le gouvernement de Michel Debré auquel obéissait Papon, la police qui assassina des dizaines de manifestants, la justice qui ne poursuivit pas les assassins, le général de Gaulle lui-même qui ne prit aucune mesure et qui, loin de le sanctionner, continua à utiliser l’expertise répressive de Papon durant des années. Sans oublier la presse qui répéta largement le mensonge officiel selon lequel il n’y aurait eu que deux morts. La reconnaissance et la condamnation d’un crime d’Etat le 17 octobre 1961 est donc toujours à faire.
L’Assemblée nationale invoque un nécessaire « apaisement » des mémoires franco-algérienne, thème cher au président Macron. Or aucun apaisement ne peut se produire au prix d’arrangements avec la vérité historique. Car celle-ci est têtue…
Fabrice Riceputi, auteur de Ici on noya les Algériens, le passager clandestin, 2021.