1000autres.org, premier bilan :
histoire, connaissance et reconnaissance.
par Malika Rahal et Fabrice Riceputi, historiens.
24 novembre 2018.
En septembre 2018, nous avons rendu publique, sur le site 1000autres.org (1), une liste d’un millier de personnes enlevées à Alger en 1957 par l’armée française.
Durant la grande répression d’Alger, dite « Bataille d’Alger », de janvier à l’automne 1957, des milliers d’Algérois ont en effet été pris par les parachutistes français, beaucoup ont été détenus en des lieux inconnus de leurs proches et torturés. Un grand nombre d’entre eux ont été assassinés et leurs familles continuent aujourd’hui de rechercher la vérité sur la disparition d’un ou une proche.
Notre liste est tirée d’un fichier de l’État colonial, jamais communiqué et partiellement conservé aujourd’hui aux archives d’Aix-en-Provence (ANOM). Ce fichier contient des avis de recherche dans l’intérêt des familles établis entre février et août 1957 par la préfecture d’Alger : les demandes de familles venues à la recherche d’un des leurs, enlevé par les « paras », le plus souvent nuitamment à leur domicile, ou au travail ou dans la rue, étaient collectées avant d’être envoyées au commandement militaire dans l’espoir d’obtenir de lui une information. Ainsi l’autorité civile tenta-t-elle, selon ses propres termes, de « calmer l’émotion » considérable causée par une terreur militaro-policière qu’elle avait elle-même organisée. L’armée n’apporta une réponse jugée valable par la préfecture qu’à 30 % de ces demandes. Ce fichier fournit donc une liste — très incomplète — des gens recherchés par leurs proches en 1957.
Sa mise en ligne a été accompagnée d’un appel à témoignage qui a d’ores et déjà permis principalement de confirmer que plusieurs dizaines de ces personnes ont définitivement disparu ; des familles ont aussi ajouté d’autres noms au fichier de départ ; les longues quêtes de familles qui recherchent jusqu’à aujourd’hui la vérité sur « leur » disparu.e, sont ainsi rendues publiques. La presse algérienne, qui reparaît de façon légale à partir de juillet 1962 (d’abord Alger républicain puis al-Chaâb) et publie des petites annonces de recherche des disparus, a commencé à être utilisée pour confirmer les cas de personnes encore disparues à l’indépendance.
Sans surprise, ces personnes sont dans leur majorité des « Français musulmans », issus de la population colonisée, des Algériens souvent modestes : dockers, ouvriers, petits marchands ou garçons de café. On trouve également des femmes — une dizaine dans notre fichier. Très rares sont les militants hauts placés dans l’organigramme du FLN. Seules quelques figures connues émergent : le responsable du FLN Larbi Ben M’hidi, l’avocat et militant Ali Boumendjel, tous deux assassinés, le militant communiste algérien Maurice Audin, le membre de l’association des Ouléma Larbi Tebessi tous deux définitivement disparus, les militant.e.s Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, ou Henri Alleg qui ont survécu. Les militaires français savaient qu’aux yeux de l’opinion française et internationale, beaucoup de ces tortures et exécutions sommaires ne provoqueraient pas de vagues et que les victimes ne seraient pas nommées publiquement, ni comptées avec exactitude.
La création du site 1000autres.org est donc d’abord une tentative de rompre avec cet anonymat dans lequel la répression coloniale a tenu ses victimes, en les identifiant publiquement. C’est aussi une collecte de témoignages qui donne à voir une histoire de la « bataille d’Alger » telle qu’elle fut vécue par les disparus et leurs proches : ceux qui ont été pris par les parachutistes et ont survécu, portant parfois les stigmates physiques et psychologiques de leurs tortures ; quant aux proches (parents, époux et épouses, enfants, neveux et nièces), on comprend en lisant leurs témoignages qu’ils ont eux-aussi subi la terreur coloniale.
Un premier bilan de notre appel à témoignage montre que l’initiative répond à une attente forte. En deux mois, bien que le site s’adresse en français à une population très majoritairement non-francophone et à des groupes d’âge n’ayant pas toujours un accès aisé à internet, 87 identifications ont été réalisées, dont 77 disparitions définitives après arrestation, les autres personnes identifiées ayant survécu à leur arrestation et à la torture. Rares sont les signalements de cas d’enlèvement et de torture sans disparition : on les apprend parfois presque incidemment, comme si l’expérience de la seule torture était trop banale. En revanche, les nombreuses identifications d’un père ou d’un grand-père disparu s’accompagnent bien de témoignages forts, parfois très précis et assortis de photographies et d’autres documents.
On réalise en lisant les témoignages combien la méthode de l’enlèvement, de la torture et de l’assassinat a atteint son but : diffuser l’effroi par capillarité dans l’entourage familial et, au-delà, dans le quartier et dans la ville. Ainsi, dans le cas de Rabah Milat, nous avons reçu un message d’un petit-fils du disparu, puis de ses enfants parlant d’une seule voix (« Nous enfants de feu MILAT RABAH »), puis un troisième message de l’un de ses neveux (dont le propre père, Cherif Milat, a également été enlevé et a survécu). Comme les enfants de la famille Milat, plusieurs descendants de disparus racontent leur souvenir traumatique d’enfant ayant assisté avec toute la famille à l’enlèvement brutal d’un parent. Ils disent ensuite les démarches obstinées, périlleuses et vaines, souvent accomplies par les mères et les épouses, pour trouver la trace du fils ou du mari détenu clandestinement. Les autorités préfectorales considérèrent que moins d’une famille sur trois vint s’enquérir dans leurs bureaux d’une disparition. Le chiffre est invérifiable : il indique que les autorités elles-mêmes se rendent compte de la réticence — et sans doute de la peur — qui empêchent les familles de venir aux nouvelles.
Les témoignages montrent également comment les familles privées de justice et de vérité se sont constituées, tant bien que mal, des récits qu’elles-mêmes savent incertains : tenant le guet parfois des jours et des nuits durant devant des lieux de détention, comme Yamina Harchouche qui s’est rendue pendant plusieurs mois à la préfecture avec ses filles, les mères et épouses ont pu apercevoir la personne disparue ou obtenir quelque information ; d’anciens camarades d’enfermement ont parfois livré des contributions fragiles, ou des récits indirects ayant circulé de cellules en salles de torture et en camps d’internement.
Ils disent enfin, comme pour Mohamed Djebbar ou Rabah Sadeg, l’espoir d’un retour souvent encore jusqu’à l’indépendance, cinq ans plus tard, espoir entretenu par quelques rares retours très tardifs et miraculeux ; puis la douleur d’avoir à vivre à jamais avec un parent disparu, cette « continuation de la torture par d’autres moyens » (Raphaëlle Branche). Ils montrent que les familles ne renoncent jamais à connaître les circonstances exactes de la mort et la localisation de la dépouille. Dans le cas de Mustapha Lounnas, c’est tout un dossier qui nous est parvenu comprenant des courriers à un député de l’Algérie, qui lui-même a écrit au commandement des forces armées françaises en Algérie, ainsi que des courriers échangés par la famille avec le Croissant-rouge algérien basé à Genève.
Les témoignages montrent encore une frustration explicite, parfois mêlée d’amertume et de ressentiment, de ne pas voir l’histoire tragique du disparu et de sa famille connue et reconnue à l’égal de certaines autres. Parfois, chez le fils de Rabah Sadeg, ceux de Mohamed Tazir et de Mohamed Harchouche, ou chez la fille de Della Denai, le récit est long, précis, avec un souci d’objectiver à la manière de l’historien un drame longtemps resté privé et occulté et, de ce fait, encore plus douloureux.
Les témoignages révèlent également les recherches qui ont pu être menées en Algérie, dans les années qui suivent l’indépendance, ou plus récemment. Le bureau de Aïn el-Benian de la Fondation de la wilaya 4 a ainsi pu nous faire parvenir une liste de disparus de cette localité. Les proches nous ont aussi indiqué quand les noms de leurs disparus avaient été donnés à des rues d’Alger ou d’autres villes, témoignant, à défaut de possibilité d’enterrer ces morts disparus, de leur inscription dans l’espace urbain.
Enfin, on perçoit que certains placent un espoir sans doute démesuré dans « l’ouverture des archives » de l’Etat colonial, où ils espèrent que l’on trouvera la vérité si ardemment recherchée. Presque tous expriment leur émotion devant la reconnaissance publique que leur offre le site.
Ces réactions diverses interrogent nos pratiques d’historiens du temps présent de façon très profonde, en nous mettant en contact avec un grand nombre de témoins dont beaucoup n’ont jamais été interrogés, pour constituer par le croisement des sources, un savoir scientifique sur cette grande répression. Le lien électronique permet d’outrepasser certaines barrières, mais ne doit pas cacher que tout le monde n’écrit pas, ou que certaines personnes nous envoient des messages très courts puis ne répondent plus à nos sollicitations. Quelques personnes se sont adressées à nous directement en arabe, mais peu, sans doute en raison du caractère majoritairement francophone du site. Il nous faut penser les barrières des langues et de l’écrit électronique. Internet nous permet cependant de créer un objet de savoir qui représente — au moins pour quelques-uns qui le disent explicitement — un lieu de mémoire et de reconnaissance, nous confiant du même coup la responsabilité d’en assurer la pérennité.
(1) Site créé par l’Association Maurice Audin et Histoirecoloniale.net
Les noms cités dans ce texte font l’objet de notices qu’on trouvera aisément sur le site 1000autres.org