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Édition du 1er au 15 octobre 2024

La pièce de théâtre « Passeport » d’Alexis Michalik, son succès et les pressions qui tentent d’entraver sa diffusion

La pièce « Passeport » d'Alexis Michalik, accusée de donner une image trop favorable des migrants, a subi des refus et des déprogrammations. Nous avons voulu voir ce spectacle et rencontrer son auteur.

Dans la pièce Passeport d’Alexis Michalik, Issa, jeune Érythréen laissé pour mort dans la « jungle » de Calais, a perdu la mémoire. Alors que le seul élément tangible de son passé est son passeport, il entame une longue quête semée d’embûches afin d’obtenir un titre de séjour, entouré de compagnons d’infortune.

C’est l’hebdomadaire Télérama qui, à notre connaissance, a le premier alerté sur les pressions visant à entraver sa diffusion en l’accusant de donner une image trop favorable des migrants. Dans un article publié le 18 septembre 2024, il relève la crainte de nombreux théâtres de l’accueillir, du fait de la réticence des élus à programmer des pièces qui abordent des sujets comme celui-là. « Même le surpuissant Michalik peine actuellement à vendre sa dernière création, Passeport, qui joue pourtant les prolongations à Paris. L’homme a beau être un des rares metteurs en scène à remplir des salles sur son nom en région, de nombreux programmateurs de théâtre municipaux en régie directe, dont les directions sont totalement dépendantes des élus, préfèrent passer leur tour plutôt que d’avoir à défendre une pièce sur les migrants. Comme pour leur donner raison, certains théâtres qui avaient pris des options fermes pour présenter la pièce font aussi machine arrière après l’intervention d’élus. Et pas simplement dans des municipalités détenues par le RN, comme Fréjus, mais également dans des villes de l’Ouest parisien dirigées par des maires droite républicaine, comme Levallois-Perret, Boulogne-Billancort (Haut-de-Seine) ou Herblay-sur-Seine (Val d’Oise). […] « Entre les villes qui n’ont pas répondu alors qu’elles avaient accueilli les précédents spectacles et celles qui se sont rétractées, ce sont 15 à 20% de représentations en moins ». Pourtant, le samedi 21 septembre à 16h30, le Théâtre de la Renaissance, sur les Grands boulevards parisiens, était plein à craquer et, à la fin, la salle a explosé en applaudissements.

Quant à Mediapart, il a publié le 26 septembre 2024 un article de Sandrine Blanchard – qui n’avait pourtant pas, au début de l’année, fait l’éloge dans Le Monde de cette pièce qu’elle avait qualifié de « mélo politico-sociétal sur les migrants » – qu’elle a intitulé cette fois « Le théâtre confronté à une insidieuse censure », et qui défend sa liberté de diffusion. Elle y mentionne le succès rencontré par cette pièce et les obstacles politiques que rencontre sa diffusion, qui lui semblent symptomatiques d’une évolution de l’opinion encouragée par certains responsables politiques : « “Tous les sujets ont-ils leur place au théâtre ?” A cette question surprenante posée lors du dernier baromètre “Les Français et le théâtre”, réalisé par Médiamétrie et publié en juin par l’Association pour le soutien du théâtre privé, 40 % des personnes interrogées ont répondu… non. Ils sont même 50 % à refuser qu’on leur parle de religion sur scène, 49 % des guerres, 43 % de sujets politiques ou engagés. Comme en écho à ces chiffres, producteurs et diffuseurs de spectacles s’inquiètent ouvertement, en cette rentrée, de la difficulté apparemment grandissante de décrocher des dates de tournée dans les théâtres municipaux pour des créations abordant des sujets sociétaux jugés a priori “clivants”. […] Exemple emblématique : Passeport, la dernière création du réputé Alexis Michalik, consacrée à l’itinéraire de migrants et de réfugiés. Alors que cette pièce attire depuis plusieurs mois un public nombreux dans la capitale. […] “La simple raison est que ce spectacle parle de manière positive de l’immigration au moment où les partis les plus réactionnaires la brandissent comme un épouvantail, comme si tous nos malheurs venaient de là”, considère Alexis Michalik. »

Dans ces conditions, nous avons voulu voir ce spectacle et interroger son auteur sur ses intentions, sur les difficultés que rencontre sa diffusion, et aussi sur ce qu’il pense du théâtre privé.


Entretien avec Alexis Michalik par Cheikh Sakho pour histoirecoloniale.net

Pourquoi avez-vous choisi d’aborder cette thématique qui est si brûlante d’actualité ?

Alexis Michalik : C’est l’histoire qui m’amène au thème. Sans dévoiler l’intrigue, je dirais que c’est le retournement final de cette histoire que j’avais en tête, et, très vite, il m’est apparu que l’endroit idéal pour raconter ce retournement était le camp de Calais, la « jungle » de Calais, avec la fermeture du camp de Sangatte en 2002. A partir du moment où j’avais ce cadre, j’ai commencé à me renseigner sur la population de ce campement de migrants, et, de manière générale, sur l’immigration en France et dans le monde depuis le XIXe siècle. Plus je me renseignais, plus il m’apparaissait que je n’allais pas me contenter dans la pièce de cette histoire romanesque mais j’allais parler aussi, de manière plus générale, d’immigration, des réfugiés, de leur parcours migratoire et des idées reçues sur l’immigration pour arriver à les débusquer.

Pourtant vous vous défendez d’avoir fait un théâtre militant ou documentaire, alors que d’un autre côté, c’est parfaitement documenté.

Bien sûr, mais c’est une manière de dire que je ne fais pas un théâtre militant, pas un théâtre qui va imposer un point de vue. Je fais un théâtre qui va essayer de raconter des histoires d’êtres humains avec des rebondissements, de l’humour, de la comédie, de l’émotion. Et au sein de cette histoire-là, évidemment, vu le sujet, je suis obligé de prendre position, mais de manière non excluante.

Le public le perçoit et, à la fin de votre pièce qui est particulièrement émouvante, on a vu dans la salle une explosion d’enthousiasme.

J’avais envie de raconter cette histoire du point de vue du réfugié, de l’immigré, de celui qui arrive en France, et non pas du point de vue de l’indigène, du Français qui voit arriver l’immigré. J’avais envie de faire imaginer au spectateur qu’il pourrait être obligé par une guerre de quitter son pays. Et décider de rester dans le pays, la France, où il s’est réfugié. Je termine sur une note d’espoir. Le public a assisté à tout le parcours et aux difficultés de celui qui est arrivé en France, il a un rapport direct avec lui au lieu de le percevoir via les chaînes d’information qui ont une représentation biaisée de ce qu’est l’immigration en France. C’est le réfugié qui nous dit comment il voit ce pays et sa vie future, comment il voit les divers indigènes, les Français, qu’il rencontre au cours de son périple.

Votre reprise du mot « indigène », dans la pièce comme dans notre échange, est intéressante. Vous écartez le sens qu’il a pris à l’époque coloniale et restituez celui antérieur à la colonisation.

Oui. Et parmi ces indigènes ou autochtones que le réfugié croise, il y a plusieurs personnages, joués souvent par le même acteur. Chacun de ces personnages est un peu un reflet de ce ce que le spectateur peut voir en lui-même, et il peut se demander dans lequel d’entre eux il va se projeter.

On perçoit dans votre esthétique quelque chose qui me rappelle un précepte du théâtre classique anglais, du théâtre élisabéthain que vous devez bien connaître : To teach and to delight, c’est-à-dire apporter de la connaissance et en même temps enchanter. Instruire sur des thèmes graves tout en ayant recours à des blagues, en restant dans l’humour. C’est assez exceptionnel dans le théâtre français actuel.

Je suis à moitié Anglais. Ma mère est anglaise. Et puis j’ai d’autres origines aussi, polonaises… Pour ce qui est du décor, je suis beaucoup influencé par Peter Brook, anglais lui aussi et qui aime le vide et la simplicité dans le décor. Comme j’ai à raconter plein d’histoires, je vais à l’essentiel et la vidéo m’aide à amener des images. J’ai une vision assez simple et épurée du décor. Il ne reste que les acteurs et l’histoire. Et effectivement de l’humour et des situations.

Intéressant dans la pièce est le personnage de Michel, qui ne dit pas grand-chose mais suggère beaucoup de l’opinion française dominante.

Oui. Ce qu’il dit, ce ne sont que des phrases qu’on a entendues ânonnées, répétées à longueur de temps dans la bouche de chroniqueurs sur des chaînes d’information biaisées. Au café du commerce, dans les conversations courantes, et même qui peuvent être prononcées par des gens eux-mêmes issus de l’immigration qui répètent cette rhétorique anti-immigration qui est récupérée à chaque élection par la droite la plus dure.

La pièce peut faire penser aussi à l’œuvre de Banksy de 2015 The son of a migrant from Syria, l’image de Steve Jobs qui est près d’une tente dans un camp à Calais. Cette œuvre pointe vers l’espoir, une notion très présente dans la pièce à travers une citation de Shakespeare. Et il y a une vraie concrétisation de cet espoir à la fin, lorsque le personnage d’Issa réussit brillamment à ouvrir un restaurant et que tout semble marcher.

Bien sûr, mais je vais plus loin que ça. Depuis que la pièce a démarré, je constate mon envie de casser les habitudes du théâtre privé. Dans le théâtre public, il y a des efforts pour avoir des troupes plus inclusives. Ça s’est retrouvé dans le théâtre de Peter Brook, mais dans le théâtre privé, c’est moins la norme ou les habitudes. Pourtant, les choses évoluent puisque plusieurs spectacles ont de plus en plus une dimension inclusive. Je voulais arriver à faire en sorte qu’il y ait un casting majoritairement issu de l’immigration en espérant que ça amène un public qui puisse s’y retrouver. Je constate que les gens qui sont le plus touchés par cette histoire sont ceux qui ont un lien avec l’immigration, qui sont des parents, des enfants, des petits-enfants de l’immigration, quelle qu’elle soit, asiatique, arabe, africaine. Je raconte simplement l’histoire de gens qui ont réussi à s’intégrer, ce récit, c’est celui de tous les gens qui ont eu des parents qui sont arrivés en France et ont fait toutes sortes de métiers. Ils voient leurs parents comme des gens qui ont dû lutter, travailler pour réussir à vivre. Les autochtones qui n’ont pas ce lien-là se disent : « Tiens, pour une fois, on nous parle de cette histoire d’immigrés pas de la manière dont on l’entend d’habitude sur les chaînes d’info ». Mais l’axe principal des politiques les plus réactionnaires et les plus à droite est toujours de pointer du doigt les populations immigrées qui ont été soumises à une ghettoïsation, à une pauvreté et à des conditions beaucoup plus difficiles, et qui, pour certaines sont tombées dans la délinquance, et sont pointées de manière continuelle alors qu’elles ne représentent qu’une minorité des 10% de la population française issue de l’immigration.

Copyright : Alejandro Guerrero

Comment Passeport est perçu, par le théâtre privé et par les réseaux qui le diffusent ? Il y a eu un article dans Télérama qui fait état des réticences dans les programmations, comment voyez-vous sa réception par les institutions et par le public ?

Mon but, c’était que cette pièce fonctionne et qu’il y ait des gens dans la salle, et que ce soit suffisamment un succès pour que la pièce tienne l’affiche et qu’il puisse y avoir une deuxième équipe qui enchaîne et puis une troisième… C’est déjà un succès et c’est fou de se dire qu’on a réussi à faire un succès avec ce spectacle.

Le deuxième objectif était de voir si le public allait progressivement se métisser. Parce que le public du théâtre privé en France est traditionnellement très blanc et plutôt âgé. Or, quand on raconte des histoires qui touchent un certain type de public, ce public va évoluer petit à petit. Le public trouve des spectacles qui lui conviennent parce que le bouche-à-oreille va dans ce sens. Avec Passeport, c’est à moitié réussi parce qu’il y a effectivement un public un peu plus métissé que d’habitude. En revanche, on a été assez déçus de constater que qu’on vendait beaucoup moins de dates qu’habituellement et plusieurs directeurs de salle qui voulaient programmer Passeport se sont vu opposer un veto de la part de leur municipalité, souvent bien bourgeoise et bien à droite. C’est évidemment très décevant, mais ça nous permet de mettre en lumière ce réel problème qui est ce racisme latent qui ne craint pas de dire : « un spectacle sur l’immigration qui en parle de manière positive, ce n’est pas pour nous ! ». Ce spectacle, pourtant, est un succès parisien, il remplit les salles, il vient d’un auteur qui a l’habitude de remplir les salles, or il trouve un veto de la part des municipalités. Ce n’est pas rassurant.

C’est un spectacle qu’on pourrait s’attendre à trouver dans le théâtre public, avec des séances en direction d’un public scolaire, par exemple.

Il y a déjà des scolaires qui viennent assister aux représentations. Le théâtre privé est un endroit dans lequel je me sens vraiment bien. Habituellement, le théâtre public a une mission pédagogique, et également celle de créer du lien social, d’avoir des actions pédagogiques dans les Centres dramatiques, alors que le théâtre privé n’a pas cette mission-là. Il a juste celle de vendre des places et d’arriver à faire en sorte qu’avec un public, le spectacle puisse exister.

Ce que vous semblez avoir réussi.

Je suis très content de la coexistence de tous ces théâtres, la richesse culturelle française provient aussi d’un théâtre public fort à qui on attribue également une mission sociale. Le théâtre privé n’a pas ces contraintes. On peut faire toutes sortes de comédies, mettre les têtes d’affiches qu’on veut. Mais dans le théâtre privé, je suis très content de voir que les lignes bougent parce que, justement, une pièce comme Passeport est une pièce que des gens viendront voir alors qu’ils n’ont pas forcément l’habitude d’aller voir ce théâtre-là. Les spectateurs qui vont voir du théâtre privé vont se retrouver devant Passeport, et, tout à coup, être soumis à des thématiques et des questionnements qu’ils n’auraient pas imaginé trouver. La discussion qui s’ensuit alors à la sortie du spectacle est essentielle.

Nous avons pu le constater. Pour terminer : que pensez vous de ce que Télérama vous qualifie d’auteur « surpuissant » du théâtre privé ?

C’est gentil de leur part… Je ne pense pas que ce soit le cas, j’ai la chance d’avoir un public fidèle qui me suit depuis des années. Je suis ravi de pouvoir aborder des thématiques un peu moins commerciales que ne sont mes spectacles précédents comme Edmond ou Les producteurs. Je suis heureux que Passeport soit devenu un succès commercial. J’espère que, de saison en saison, les lignes bougeront et que ce spectacle pourra être programmé ailleurs. Les plus jeunes l’adorent, ils y adhèrent immédiatement.


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