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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

Pap Ndiaye : il n’y aura pas une histoire pacifiée

Pap Ndiaye, né en 1966, est historien à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste des Etats-Unis et de l'esclavage. Il est membre du Capdiv, une association qui prône la diversité et la lutte contre les discriminations. De père sénégalais et de mère française, il a travaillé sur l'organisation et l'importance de la communauté noire aux Etats-Unis avant de s'intéresser à son pendant français. Il a écrit sur l'histoire de l'esclavage outre-atlantique et prépare un livre sur la question noire, en France.

[Les propos de Pap Ndiaye ont été recuellis par Didier Arnaud et Charlotte Rotman, et publiés dans Libération le 13 avril 2005.]

  • La comparaison de Dieudonné entre esclavage et Shoah, la dénonciation de l’invisibilité des Noirs, le manifeste des indigènes de la République, la polémique sur le racisme des casseurs, l’appel contre le «racisme antiblanc»… Pourquoi un tel bouillonnement autour des questions communautaires ?

Il y a un détonateur médiatique : ce sont les déclarations spectaculaires de Dieudonné. Toujours bien calculées, elles articulent passé et présent : les responsables d’hier sont les mêmes aujourd’hui. Il y a une continuité entre le passé esclavagiste et colonisateur et la situation de racisme, de discrimination. Sans Dieudonné, je pense que ces questions seraient restées provisoirement au niveau qui était le leur : minoritaire et régional (dans les DOM-TOM). En 1998, pour la commémoration des 150 ans de l’abolition, 50 000 personnes viennent manifester à Paris. Une surprise. Un autre événement a été important : la loi proposée par Christiane Taubira en 2001, qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité. Il y a toute cette discussion autour des thèmes de la traite et de l’esclavage depuis 1998. Les sites afro-antillais sont très actifs depuis plusieurs années sur l’esclavage, la colonisation, le racisme. Ces questions qui n’avaient qu’une dimension communautaire sont, d’un coup, montées à la surface nationale.

  • Est-ce qu’Antillais et Africains se sentent pareillement concernés ?

On peut penser que cela touche un public qui n’est pas trop englué dans les difficultés sociales mais tout de même amer. Sociologiquement, cela correspond à la situation des Antillais. L’intérêt pour ces questions d’histoire semble plus fort chez eux. Arrivés dans les années 1960, ils ont eu un travail (dans le secteur public ou parapublic), élevé leurs enfants, se sont installés en grande banlieue. A ce moment-là, ils n’ont pas de discours sur l’esclavage. Ni en métropole ni aux Antilles, où cette question faisait honte aux gens. Aujourd’hui, ils déchantent. Surtout parce que leurs enfants ne trouvent pas de travail. Cette déception est l’un des éléments qui nourrit une réévaluation de l’articulation entre passé et présent. Les Africains arrivés à partir des années 1960, eux, n’ont jamais connu la même stabilité économique. Et leur déception est peut-être moins nette.

  • A Nantes (où a été organisé 42 % de la traite française) un vrai travail de mémoire a été fait par la ville, (ainsi, un festival se tiendra les 23 et 24 avril). Bordeaux, lui, reste endormi. D’un côté, on commémore son passé, de l’autre, on l’occulte. Des gens disent qu’il y a un risque à ouvrir «la boîte de Pandore».

Oui, mais il faut le prendre. Il concerne par exemple la responsabilité et le rôle joué par les Africains eux-mêmes dans la traite arabe et les traites internes à l’Afrique. Cela fait grimper aux rideaux beaucoup d’Africains. Les gens veulent bien parler de l’esclavage, mais à la condition que l’on ne parle que de l’esclavage transatlantique et surtout pas des autres formes, et à condition que les responsabilités européennes soient clairement établies et qu’on ne parle pas des chefs africains qui greffent leurs traites internes à la traite transatlantique. Ainsi, dire qu’aucun esclavage n’a été doux, cela ne plaît pas du tout. Le produit de la recherche ne sera pas une histoire pacifiée de la traite et de l’esclavage, une histoire consensuelle. Là, il y aura des désillusions.

  • Quel effet peut avoir la diffusion de ces idées, de cette mémoire ?

En premier lieu, l’émergence progressive d’une histoire explicitée et partagée, où chacun se retrouve dans un récit national pluraliste, sans complaisance. Mais le remue-ménage sur l’esclavage est incorporé par les gens d’origine africaine et antillaise. Dans leur discours revendicatif, soit comme un point d’appui permettant de comprendre la discrimination, soit pour légitimer une violence prédatrice.

  • Que pensez-vous de la dimension raciste «anti-blanc» dénoncée après les manifestations lycéennes ?

Il faut être très précautionneux : parler de racisme antiblanc me semble être une formule problématique, lourde de sous-entendus et qui reprend des thématiques qui ont cours depuis longtemps dans l’extrême droite. Il y a par exemple un site qui s’appelle «racisme antiblanc» qui existe depuis quelques années et qui recense tous les actes de délinquance : un vol de portable y est analysé à travers le prisme ethnoracial. N’empêche qu’il y avait une surreprésentation de jeunes noirs parmi les casseurs, ce qui ne veut pas dire que tous les agresseurs étaient noirs.

  • Le manifeste qui en a découlé (dénonçant un racisme antiblanc) n’est-il pas aussi une réponse à Dieudonné ?

Oui. Mais il y a aussi quelque chose de plus profond. Je caricature : «Bon, les Noirs ça suffit, vous nous cassez les pieds avec les histoires de traite et d’esclavage, et vous êtes un problème social, les casseurs. Et, en plus, votre attitude témoigne de pratiques racistes dont vous voulez par ailleurs nous accuser.» On peut voir ce manifeste comme une contre-offensive que je juge conservatrice, menée à l’occasion de la manifestation mais dont l’adversaire principal est Dieudonné et qui, plus largement, entend mettre un coup d’arrêt à ce qui est perçu comme une dérive dangereuse : c’est-à-dire une mise en accusation injuste de la France validée par une gauche bien-pensante qui par ailleurs ferme les yeux sur des formes de racisme qui ne correspondent pas à ce qu’elle veut entendre.

  • La boucle est-elle bouclée ? Il y a deux mois, lors d’un colloque auquel vous avez participé, on parlait de l’occultation de la mémoire de l’esclavage. Sommes-nous passés des Noirs invisibles aux Noirs racistes ?

Nous sommes dans un mouvement lent, un peu chaotique parfois, avec des phases d’accélération, voire d’exaspération, des phases plus hésitantes, de reconnaissance sociale, historique, culturelle et politique de la composante noire de la France. Il y a encore de fortes résistances qui se réclament de l’universalisme républicain pour faire taire toute expression collective aussitôt soupçonnée de repli communautaire et pourquoi pas de racisme. Et il y a aussi une minorité de jeunes noirs sur une pente délinquante. Il faut avancer vite et fort sur la lutte contre les discriminations raciales. A gauche, l’héritage marxiste et républicain est un obstacle à la prise en compte des discriminations auxquelles les Noirs font face dans ce pays et qui ne sont pas forcément des discriminations de classe. C’est la question sociale qui est légitime, pas la question ethnique. Par contrecoup, les partis de droite sont moins frileux. La gauche est aujourd’hui sur la question ethnique comme sur la question des femmes il y a quarante ans, avant 1968.

Pap Ndiaye

propos recueillis par Didier Arnaud et Charlotte Rotman

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