Martin Mourre est chercheur affilié à l’Institut des mondes africains (IMAf-EHESS). Il est l’auteur d’une thèse importante sur le massacre de Thiaroye et sa mémoire au Sénégal qui a donné lieu à la publication de Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial (Rennes, PUR, 2017). Il est l’auteur de nombreux articles sur l‘histoire africaine et collabore à la Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique. Il a contribué à l’organisation du colloque de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar qui a eu lieu, quatre-vingt ans après le massacre, les 2 et 3 décembre 2024, et dont les Actes vont être prochainement publiés au Sénégal.
Il revient ici sur le « Livre Blanc sur le massacre de Thiaroye » remis en octobre 2025 au président de la République du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, ouvrage de 300 pages, rédigé par un comité de chercheurs dirigé par l’historien sénégalais Mamadou Diouf et en passe d’être rendu public.

Que s’est-il passé à Thiaroye ?
En décembre 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale est en train de s’achever, des tirailleurs sénégalais – nom générique pour désigner les soldats de l’empire colonial français recrutés en Afrique au sud du Sahara– sont tués par leurs propres officiers. Ces hommes avaient été mobilisés à l’orée de la guerre puis faits prisonniers lors de la défaite française du printemps 1940. Gardés en France pendant 4 années, ils sont libérés à l’été et à l’automne 1944 suite aux débarquements de Normandie et de Provence et à l’avancés des alliées. Un premier contingent d’ex-prisonniers arrive au Camp de Thiaroye, à proximité de Dakar le 21 novembre. Ces hommes sont en instance de démobilisation avant de regagner leur foyer et doivent récupérer d’importantes sommes d’argent avant de quitter l’armée, composées principalement du rappel de leur solde de captivité mais aussi de divers primes et pécules. L’armée française va refuser de leur donner ce qu’ils réclament alors que, semble-t-il, Dakar disposait de cet argent. Le 27 novembre, des premiers incidents ont lieu conduisant à la venue d’un officier supérieur. Celui-ci va ensuite monter une opération de répression qui se mue en massacre le 1er décembre à l’aube. Le bilan oscille entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de morts parmi les tirailleurs ex-prisonniers.
Le massacre de Thiaroye commis par l’armée française le 1er décembre 1944 est autant un fait d’histoire que de mémoire. D’un point de vue historique, l’événement est relativement bien documenté. Les livres d’Armelle Mabon, d’Abdoul Sow – historien sénégalais décédé en 2018 – ou le mien[1] ont permis une compréhension assez fine de ce qu’il s’est passé ce 1er décembre, 1944 même si un ensemble de questions reste encore en suspens. Si l’on peut citer ces trois ouvrages récents consacrés tout ou partie à Thiaroye, il existe une large historiographie, sous forme d’articles, qui ont construit un champ scientifique autour de cet événement depuis près d’un demi-siècle. Le débat principal porté par l’écriture du Livre blanc, du moins tel qu’il s’est exprimé publiquement dans la presse, a pris pour angle la question du nombre de morts et du lieu d’inhumation des victimes. Sur le premier point, soit on a une lecture littérale des archives qui indiquent régulièrement le chiffre de 35 morts – ou 70 dans le rapport d’un officier qui présente ce chiffre avec une formule alambiquée – soit, par tout un faisceau d’indices convergents on est autour de 300 à 400 morts, ce que retiennent les travaux des trois ouvrages évoqués. Sur ce point, le livre banc ne va pas plus loin que les travaux précédents.

Quelles sont les nouvelles informations apportées par le Livre blanc ?
La nouveauté principale présentée dans le Livre blanc a été dans la démarche de recourir à des fouilles archéologiques. Celles-ci ont été menées dans le cimetière militaire de Thiaroye par une équipe d’archéologues conduite par le professeur Moustapha Sall de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ces fouilles ont commencé en mars 2025. À ce jour sept corps ont été retrouvés et tout laisse à penser que ces hommes ont été victimes de la tuerie du 1er décembre 1944. Si cela est confirmé, c’est une information importante qui permettra d’affirmer que des victimes reposent dans ce lieu. En effet, il existait – et il existe toujours, un vrai flou sur le lieu d’inhumation des tirailleurs alors que jusqu’à présent les archives administratives françaises de l’époque sont muettes sur ce point. Diverses autres sources, témoignages oraux depuis plusieurs dizaines d’années, restes trouvés par des riverains, usage de différentes cartographies, ont accrédités l’idée de fosses communes dans et à proximité du camp. Il est donc très possible que des corps soient situés dans différents endroits, au cimetière militaires mais aussi ailleurs. L’équipe d’archéologues a d’ailleurs prévu de continuer son travail. Pour l’instant, on sait que certains cadavres ont été découverts encore vêtus de leurs tenues militaires, des actes de tortures ont été relevés sur d’autres, parfois avec des liens qui les entravaient, tandis que des squelettes ont été trouvés très abîmés laissant penser à des morts violentes. Les archéologues ont insisté sur le caractère précipité des inhumations et sur le fait que certaines tombes semblaient construites de manière postérieure aux sépultures. Ces premiers résultats soulèvent plusieurs questions, j’en vois au moins deux. Existe-t-il des procédés de datation précises du moment de la mort et les tenues militaires pourraient elles déjà fournir quelques indications quant à la périodisation ? Sera-t-il possible de confirmer les types d’armes par lesquels ces hommes ont été tués, notamment le recours à des mitrailleuses ?
Comment ces informations ont-elles été obtenues ?
Si les recherches futures confirment que les cadavres découverts sont bien des tirailleurs tués le 1er décembre 1944, cela constituera un pas important pour répondre à la question du nombre de tirailleurs tués. Si, à ma connaissance, il n’existe pas de travaux scientifiques sur l’origine du cimetière, il date vraisemblablement de la Première Guerre mondiale, au moment de la construction du camp de Thiaroye. Situé à environ un kilomètre de l’entrée actuelle de ce dernier, il servait à enterrer des tirailleurs issus de l’Afrique de l’Ouest qui décédaient sur place lors de leur entrainement à Thiaroye et dont la dépouille n’était pas rapatriée. Le cimetière accueille 202 tombes, dont une trentaine sont séparées des autres. Personnellement, je faisais plutôt l’hypothèse que les morts de Thiaroye n’avaient pas été transportés depuis le camp et que des fosses communes avaient été creusées sur place. L’archéologie offre donc cette autre piste.
La question des fouilles, et notamment des enjeux éthiques qu’elles soulèvent quant au respect des morts, a peu soulevé de débats. Cette question a une profondeur historique qu’il faut évoquer. En 2017, un ensemble d’organisations panafricaines avait déjà proposé que les autorités sénégalaises de l’époque procèdent à de telles fouilles. Parmi ces organisations, on notait le PASTEF du député Ousmane Sonko qui portait d’ailleurs cette question à l’Assemblé nationale sénégalaise. Dix ans plus tôt, un des premiers à avoir porté cet enjeu sur la place publique fut l’historien Cheikh Faty Faye au moment de la construction de l’autoroute désenclavant Dakar et passant en partie par le camp militaire. Nous étions en 2006-2007, il semble que le président Wade était plutôt favorable à ces fouilles mais, pour des raisons un peu obscures, elles n’eurent pas lieu. Cheikh Faty Faye, décédé en 2021, était un des meilleurs spécialistes sénégalais de l’histoire de Thiaroye, ayant travaillé sur ce sujet depuis les années 1970. Militant politique, il était un héritier de la génération des militants de l’indépendance, celle du RDA puis du PAI, qui par des commémorations régulières avaient construit le cimetière comme un lieu de mémoire.
Comment la France a-t-elle réagi à propos de Thiaroye 44 au fil des années ?
Probablement en raison de la violence des faits qui s’y sont déroulés, unique dans l’histoire coloniale du pays, Thiaroye reste aujourd’hui comme hier autant un objet d’histoire que de mémoire. Si cette mémoire est si forte au Sénégal, c’est aussi parce qu’elle a fait face à une volonté d’effacement en France. Dans les semaines qui suivent le drame des officiels français déclarent ainsi, je cite de mémoire, qu’il faut prendre des mesures adéquates pour effacer ces heures d’égarement traduisant une volonté d’euphémisation et d’occultation de cette violence extrême. Ces processus ont perduré après l’indépendance, un des exemples les plus célèbres est la « censure » du célèbre film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène et de Thierno Faty Sow qui n’a pas trouvé de distributeurs en France à sa sortie et qui n’a pas été joué au festival de Cannes alors qu’il avait été présélectionné – ironie de l’histoire, une version restaurée y a finalement été projetée en 2024. Il y a donc à faire toute une histoire des réactions, officielles ou plus officieuses, des pouvoirs français à Thiaroye. Dans les années 1990 et 2000, suite au cinquantenaire du débarquement de Provence, parce que la question des pensions des anciens combattants africains devenait un véritable sujet politique[2], et en raison de l’attitude plus volontariste du gouvernement sénégalais sur cette question, on observe une évolution du côté des officiels français. En 2004, alors que le président Wade organise une Journée du tirailleur à Dakar, le président Chirac dépêche un ambassadeur spécial qui, et il me semble que c’est la première fois, reconnait le rôle de la France dans le drame de Thiaroye. Surtout en 2014, le président Hollande se rend lui au cimetière militaire, y tient un discours et remet à cette occasion tout un lot d’archives au président sénégalais Macky Sall. Hollande déclare que ce sont toutes les archives que la France possédait sur ce drame mais il semble bien que cela ait été inexact.
Il me semble important de relever que ces archives n’ont pas été consultables au Sénégal pendant dix ans sans que ce blocage n’ait été réellement justifié. Alors que les nouvelles autorités sénégalaises, arrivées à la tête du pays en mars 2024, se sont lancées dans toute une série d’audit financier face à ce qu’elle considère comme une gestion chaotique du pays par leurs prédécesseurs, rien ou presque n’a été dit sur ce blocage des archives pendant 10 ans. Ces « archives Hollande », qui par ailleurs avaient déjà été travaillées par les chercheurs, ont été rendu consultables par un décret émis par le président Faye à l’automne 2024. Ce même président Faye, lors de la cérémonie de présentation du Livre blanc a regretté « avec une certaine amertume » que la coopération française dans la mise à disposition des archives n’ait pas toujours été « à la hauteur des espérances », laissant entrevoir un blocage de Paris. Il est indéniable que des documents qui devraient exister – listes des rapatriés notamment – ne se trouvent nulle part. Une des pistes les plus prometteuses me semble être dans des versements de cartons d’archives après l’indépendance du Sénégal dont certains ont « mystérieusement » disparu. Néanmoins je note aussi un certain paradoxe lié à cette rhétorique de l’archive-preuve laissant penser à un refus français irréductible de livrer certaines informations alors même que le président Macron est le premier à s’engager de manière aussi conséquente dans un travail sur la mémoire coloniale (Algérie, Cameroun, et bientôt Haïti et Madagascar).
Ces archives manquantes permettraient de répondre à la question du nombre et probablement de l’identité des victimes mais elles n’épuiseraient pas le sujet. D’un point de vue scientifique, une des question en suspens est, me semble-t-il, celle de la colonialité de la violence. Par colonialité de la violence, j’entends, comme hypothèse de travail, une spécificité de la violence liée à la situation coloniale. Ses principales caractéristiques seraient des phénomènes d’altérisation et de racialisation des victimes rendant possible la violence extrême, un sentiment d’impunité et, dans le cas de Thiaroye, un éloignement entre la colonie et la métropole. Cette colonialité de la violence, autorisant ici une armée à mitrailler ses propres hommes puis à camoufler son crime doit être pensée dans sa profondeur historique mais elle a des résonnances très actuelles, au Moyen-Orient notamment. Travailler sur Thiaroye dans cette perspective requiert donc des spécialistes en sciences sociales de la violence de masse, des historiens de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire militaire et politique française, de l’histoire coloniale comparée, etc. De manière concomitante, penser les logiques de la violence, c’est aussi penser les phénomènes de résistance et de résilience. Ainsi, on sait très peu de choses des hommes de Thiaroye. Qui étaient-ils, d’où venaient ils, quel avait été leur parcours pendant la guerre, comment l’historien peut-il restituer leurs représentations de l’événement? Cela a aussi été une des volontés du Livre blanc que d’ouvrir ces questions dans un travail de recherche plus ample qui devra être poursuivi.
Enfin, d’un point de vue politique, la question qui semble posée est celle de la réparation du passé. S’il n’était pas présent lors de la commémoration du 80ème anniversaire, le président Macron a reconnu en 2024 que les événements de Thiaroye étaient un massacre, un terme que n’avait pas utilisé son prédécesseur François Hollande. Dans le cadre des commémorations à venir du 1er décembre 2025, le président Faye a confirmé qu’il avait toute sa place lors de la commémoration, il a aussi souligné que des excuses étaient souhaitables. Ces questions se posent depuis un certain nombre d’années dans la relation entre l’Occident et l’Afrique pour ce qui a trait aux crimes coloniaux mais aussi à l’esclavage. Elles mêlent des enjeux éthiques, juridiques et potentiellement financiers. Ainsi, un des fils de tués à Thiaroye, un des seuls identifiés, Biram Senghor, réclame depuis des décennies des explications et des compensations pour la mort de son père Biram Senghor tué le 1er décembre 1944. En 2024, son avocat français Maitre Pinatel avait plaidé auprès de la Cour européenne des droits de l’homme une procédure à l’amiable à 30 000 euros mais les autorités françaises ont refusé. L’affaire est, à ma connaissance, encore en cours sur le plan juridique laissant entrevoir que le dossier Thiaroye est loin d’être clos.
[1] Armelle Mabon, Le massacre de Thiaroye: 1er décembre 1944, histoire d’un mensonge d’État, Lorient, Le passager clandestin, 2024 ; Martin Mourre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017 ; Abdoul Sow, Des tirailleurs sénégalais se racontent, Dakar-Paris, L’Harmattan, 2018.
[2] Ces pensions avaient été gelées par la loi de finance de 1959 et étaient ridiculement basses par rapports à celles de leurs compagnons d’armes français. Elles ont été remises au même niveau progressivement dans les années 2000.