Le traitement arbitraire des engagés volontaires étrangers au sein de l’armée française durant la Première Guerre mondiale a été l’une des préoccupations essentielles de la Ligue des droits de l’Homme durant la guerre et dans les années qui l’ont suivie. C’est un sujet sur lequel son vice-président durant la guerre, Victor Basch, lui-même juif né en Slovaquie, et de nationalité austro-hongroise avant d’être naturalisé français, s’est personnellement très impliqué. La LDH y a consacré dans sa revue d’alors, Les Cahiers des droits de l’homme, de nombreux articles, notamment au sujet de condamnations à mort, suivies d’exécutions, de volontaires arméniens, russes et juifs d’Europe centrale1. Les cas d’exécutions sommaires, dont certaines furent collectives (décimations), ont laissé moins de traces dans les archives et ne peuvent être connues qu’à partir de témoignages de survivants. Il est vraisemblable qu’elles ont fait pourtant beaucoup plus de victimes. Dans son livre 14-18. Les Sacrifiés massacrés par l’armée française (Le Temps des Cerises, 2009), Paul Markidès, vice-président de l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants), rapporte le témoignage de son père, qui lui a relaté une décimation dans son régiment au début de la guerre.
Des survivants témoignent
Né en 1890 à Chypre, le père de Paul Markidès s’était engagé dans l’armée française, avec un ami du même âge, quand a éclaté la Grande Guerre. Un jour, des années plus tard, alors qu’il n’en avait jamais parlé jusque-là, suite à la lecture du Feu, d’Henri Barbusse, il a raconté à son fils un épisode survenu au front qui l’avait bouleversé à jamais: « Un jour des Alsaciens de notre compagnie sont tombés nez à nez avec des Allemands et ils ont commencé à se parler. […] Nous avons découvert que les soldats allemands étaient des hommes comme nous. Mais lorsque nous reçûmes l’ordre d’attaquer les Allemands, ça n’a pas été la même chanson. Toute la compagnie refusa de tirer. Alors ça n’a pas traîné, le commandement nous a relevés et emmenés en camions bâchés à l’arrière tout proche. Une fois descendus des camions, les officiers nous ont fait mettre en colonne par deux, nous regarder face à face et reculer de deux pas. Puis un groupe d’officiers supérieurs passa entre les deux colonnes et l’un d’entre eux nous compta par dix et abattit, à chaque fois le dixième de deux coups de pistolet. Mon ami, venu avec moi de l’île de Chypre, est mort à ce moment-là. »
La question des exécutions sommaires a été soulevée pendant la guerre et à son lendemain, notamment à travers les cas des sous-lieutenants Herduin et Millant2, qui ont abouti à une reconnaissance des faits, mais aussi à une destruction d’archives de la part d’un ministre, dont le Service historique de la Défense garde la trace. Car cette destruction, signalée par un archiviste scrupuleux du ministère de la Guerre de l’époque, a été réalisée dans une telle précipitation que le reste du dossier permet de reconstituer les pièces manquantes3. L’existence d’exécutions sommaires est souvent niée. Faute de preuves, il ne manque pas d’historiens pour conclure que les décimations en 14-18 sont un fantasme et une légende. Pourtant, à partir de témoignages et de souvenirs familiaux, les archives militaires peuvent parfois parler. Une recherche dans les archives du Service historique de la Défense m’a permis, par exemple, de retrouver les faits qui sont vraisemblablement à l’origine de ce souvenir.
Affectés à la Légion étrangère…
Quand la guerre de 14 a éclaté, nombreux ont été les résidents étrangers en France qui ont voulu s’engager, eux aussi, pour la défense du pays (y compris, d’ailleurs, ceux dont le séjour n’était pas régulier, les sans- papiers de l’époque…). Or, au lieu d’être mêlés aux autres recrues, ils ont été affectés dans des «régiments de marche» – c’est-à-dire des régiments créés pour l’occasion – de la Légion étrangère. Et, pour les encadrer, on a fait revenir du Maroc, d’Algérie et d’autres territoires coloniaux des officiers et sous-officiers familiers de l’encadrement des recrues habituelles de la Légion (elle recevait beaucoup d’anciens délinquants ou même de criminels qui pouvaient échapper aux poursuites en s’engageant).
Ainsi a été constitué, en septembre 1914, le régiment de marche du 1er régiment étranger, à partir d’engagés volontaires regroupés au dépôt d’Avignon. La discipline n’avait rien à voir avec celle qui était de règle dans les régiments d’infanterie formés dans chacun des départements. Alors qu’une tentative de désertion était passible, ailleurs, d’un conseil de guerre, les choses se passaient ici souvent de manière beaucoup plus expéditive. Un Journal de marche et opérations (JMO) de ce régiment relate, le 6 mai 1915, qu’un soldat nommé Schneider, « qui était sorti de la tranchée dans l’intention de déserter», a été dirigé sous escorte au poste de commandement: «En cours de route, ce traître est abattu d’un coup de fusil par le chef d’escorte (sergent F…) à la suite d’une tentative d’évasion; blessé grièvement, Schneider meurt en arrivant au poste de secours et est enterré à proximité. » Le régiment combat sur le front, à Chelers, dans le canton d’Aubigny-en-Artois (Pas-de-Calais). On lit dans le JMO : «A la date du 9 juin, la nouvelle compagnie grecque venue du dépôt, entre dans la composition du bataillon C, où elle prend le numéro C2. »
Un bataillon « pas assez combatif »
Il est probable que la répression à l’origine du souvenir raconté s’est produite le 22 juin 1915, quand il a été reproché à ce bataillon de n’avoir pas été assez combatif lors de l’offensive engagée le 16 juin, et qu’il a été retiré du front. Il est probable que, depuis octobre, des soldats ont demandé à être versés dans des régiments d’infanterie ordinaires. Ces demandes étaient très répandues chez les volontaires étrangers versés dans la légion. Elles furent à l’origine d’autres répressions : au même moment, dans le 2e régiment étranger, à Prouilly, petit village de la Marne, des soldats russes, arméniens et juifs d’Europe centrale et orientale ont demandé à être versés dans des régiments français: 27 passèrent en conseil de guerre, et 9 furent condamnés à mort et fusillés le 22 juin, à Pévy. Dans le JMO, à partir du 16 juin, on découvre des critiques contre deux des trois compagnies du «bataillon grec ». Alors que l’une est louée pour son comportement au combat, «les deux autres compagnies du bataillon C laissées dans le boyau C obéissent à la tombée de la nuit à une influence toute différente. A la suite de l’explosion d’un obus dans le boyau, un certain nombre de Grecs se précipitent en arrière et il faut l’intervention énergique de plusieurs officiers pour les ramener à leurs places. L’effervescence causée par cet incident est cependant suffisante pour déterminer le colonel commandant la brigade à demander le renvoi du bataillon au 31 Abri où il se réorganise. »
C’est à travers le récit édulcoré du JMO qu’il faut tenter de reconstituer la cène à l’origine du souvenir tragique. «18 juin. […] Les hommes sont au repos pendant qu’on procède activement à la réorganisation du régiment. 19 juin. […] Les éléments grecs qui, en grande partie, ont eu une attitude peu édifiante le 16juin, et qui sentent peser sur eux la réprobation de tous les autres légionnaires, résistent à une patrouille chargée en exécution des consignes du colonel commandant le régiment de faire rentrer tout le monde dans les cantonnements à 20h 30, un attroupement se forme dans
la rue et ne se disperse que grâce à l’intervention des officiers et du colonel en personne. » Comme chaque fois que le commandement choisit une répression violente, il écarte au préalable les officiers qui sont proches de leurs hommes et les comp0rennent: «20 juin. Les lieutenants Boulanger et Manderaris appelés à Paris pour y recevoir une mission spéciale sont mis en route sur Paris et quittent Chelers dans l’après-midi. » Séparés de ces deux lieutenants, les hommes ont été livrés à une répression brutale.
Le JMO poursuit : « Les Grecs esquissent encore un mouvement de révolte qui s’apaise instantanément à l’intervention des officiers. 21 juin. Le retrait du bataillon C (Grecs) est décidé; il sera renvoyé sur l’arrière pour être réorganisé et surtout pour acquérir l’instruction qui lui manque totalement. En attendant que la destination soit fixée il sera isolé dans un cantonnement. 22 juin. Après avoir soulevé maintes difficultés les Grecs quittent Chelers à 5 heures pour aller cantonner à Herlin-le-Vert. Ils sont remplacés à Chelers par un bataillon du 4e tirailleur. » Le colonel d’Auline, commandant la 2e brigade, écrit ce jour au général commandant le 33e corps d’armée pour l’informer du « renvoi immédiat à l’arrière du bataillon C». Et il ajoute: «D’autre part, le régiment a perdu le 16 juin 600 hommes environ» blessés ou tués, dont 308 morts ou disparus.
Que cache cette déclaration de pertes, six jours après un combat, de 308 morts ou disparus en une journée, dans une brigade dont il était dit qu’elle avait eu une «attitude peu édifiante» au combat en «se précipitant en arrière»? Une brigade dont le «bataillon grec », avec ses 1 032 hommes de troupe, formait plus de 40% de l’effectif.
Qui sont les 263 disparus du 22 juin 1915?
Le JMO affirme que cette perte de 308 hommes pour la brigade correspond à 45 tués et 263 disparus. Par rapport à la description de la bataille donnée par ce même JMO, ce chiffre de 263 disparus retient l’attention. Il est vraisemblable que parmi ces 263 hommes déclarés disparus figurent les volontaires étrangers du «bataillon des Grecs» abattus sommairement, le 22 juin 1915. Tués, à l’abri des regards, au hameau d’Herlin-le-Vert, à quelques kilomètres de Chelers, où se trouvaient une ferme, une chapelle et quelques maisons et qui servait de lieu de cantonnement. Des hommes victimes d’une exécution collective, qui s’étaient engagés comme volontaires pour combattre au sein des armées de la République.
C’est pour que, dans la mesure du possible, il soit fait la lumière sur ce genre de faits, que la Ligue des droits de l’Homme demande qu’un vrai travail de vérité et de reconnaissance soit entrepris alors qu’on approche du centenaire du début de la Grande Guerre4. S’il doit porter sur les fusillés condamnés par les conseils de guerre, il doit aussi concerner les victimes, vraisemblablement beaucoup plus nombreuses, des exécutions sommaires, ainsi que celles des déportations administratives aux colonies dont beaucoup ne sont pas revenus.
Le problème de la réhabilitation des fusillés pour l’exemple pendant la guerre de 14-18 est revenu à l’actualité en Corse grâce à l’implication de la section locale de la LDH :
Communiqué de la LDH-Corse5
Lors de sa dernière session, l’Assemblée de Corse a adopté à l’unanimité
une motion demandant la réhabilitation des soldats fusillés pour
l’exemple pendant la première guerre mondiale. La Ligue des droits de
l’Homme qui a contribué à ce texte se félicite de ce vote. Le combat pour
la réhabilitation a été, après l’affaire Dreyfus, l’un de ses combats
fondateurs. Engagé dès 1916, il débouche dans les années 30 sur une loi
qui permet la réhabilitation de quelques dizaines de soldats dont Joseph
Gabrielli de Pietraserena.
Aujourd’hui, le vote de l’Assemblée de Corse étaye un appel lancé en
novembre 2010 par la LDH, le général André Bach et l’historien Claude
Pennetier, qui demande la réhabilitation d’autres centaines de soldats
fusillés pour l’exemple et l’apaisement pour les familles concernées.
Oublier serait imposer une deuxième injustice à ces victimes de la justice
militaire qui est la matrice de toutes les juridictions d’exception.
Après avoir été invitée en novembre 2010 à prononcer le discours
d’ouverture de la cérémonie célébrant à Tagliu Isulacciu, le retour de la
dépouille d’un fusillé pour l’exemple natif de cette commune, cérémonie
à l’initiative de l’association « Sylvestre Marchetti », du nom de ce
soldat qui n’a toujours pas été réhabilité ; après la projection en avant
première publique en partenariat avec France 3 Corse, du remarquable
documentaire de la journaliste Jackie Poggioli et de son équipe,
Fulicati in prima ligna, fusillés en première ligne, en mai 2011 ; la
LDH, invitée par l’association « Tutti in paesi » participera à un débat à
partir d’un exposé introductif de la réalisatrice du documentaire, le
mercredi 10 août à 18h en mairie d’Aullène, commune qui compte parmi
ses enfants un fusillé pour l’exemple réhabilité, Joseph Tomasini »
Ajaccio, le 04 août 2011
Suite à la projection du documentaire Fucilati in prima ligna de Jackie Poggioli (78min, Production: France 3 Corse), le 26 mai 2011, à l’Assemblée de Corse, celle-ci a adopté à l’unanimité, le 24 juin 2011, une motion6, où,
«considérant qu’à la veille du centenaire du début de la Grande Guerre, il est temps de faire oeuvre de justice et de rétablir l’histoire conformément à la réalité des faits», elle « demande que soit adoptée une loi qui permette la mise en place d’une commission permanente chargée d’établir certains faits concernant le sort de tous les soldats fusillés pour l’exemple non réhabilités.»
- En particulier, «Les crimes de guerre. Le drame de la Légion étrangère», Les Cahiers des droits de l’Homme, n° 22, 25 novembre 1921, p. 509.
- Pour la réhabilitation des sous-lieutenants Herduin et Millant, voir cette page.
- «Verdun 1916: Henri et Pierre, officiers exécutés illégalement », par Gilles Manceron, «Rebonds», [Libération, 11 novembre 2008.
- «Comment réhabiliter les fusillés pour l’exemple de 14-18 ?», Mediapart, 25 janvier 2010.
- LDH section de Corse – 2 rue Gabriel PERI – 20000 Ajaccio
- Référence : http://www.corse.fr/file/108755/http://www.corse.fr/file/108755/.