les degrés dans le crime, par Pierre Vidal-Naquet
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Du 11 mai au 4 juillet 1987, au palais de justice de Lyon, Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon, a eu à répondre devant une cour d’assises de faits relevant de la complicité de crimes contre l’humanité. Sous ses ordres, de nombreux résistants, dont Jean Moulin, avaient été torturés et exécutés, des milliers de Juifs, dont les 44 enfants d’Izieu, avaient été déportés vers Auschwitz via Drancy.
Klaus Barbie, dont la défense était assurée par Jacques Vergès, a été condamné à la prison à vie pour complicité de crimes contre l’humanité [1].
Me Vergès a plaidé la similitude de nature entre les crimes commis par l’Etat français lors de la guerre d’Algérie et ceux de l’occupant nazi – ces derniers étant imprescriptibles car reconnus crimes contre l’humanité [2].
Tout au contraire, lors de son témoignage à ce procès, André Frossard avait abordé la distinction entre crime de guerre et crime contre l’humanité [3], question que Pierre Vidal-Naquet devait développer dans l’article que vous trouverez ci-dessous [4].
La noblesse de la justice, c’est d’être cohérente
L’affrontement qui a opposé, le lundi 25 mai à Lyon, au procès Barbie, André Frossard à Me Jacques Vergès a enfin posé, quoique d’une façon à mon avis biaisée, la vraie question que soulève ce procès. André Frossard avait, dans l’Aurore, dénoncé les tortures infligées à Djamila Bouhired, dont le défenseur était Jacques Vergès. L’avocat de Barbie a rappelé l’existence de ces crimes. André Frossard, de son côté, a expliqué : « J’ai toujours fait la distinction entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Toutes les nations du monde ont commis, un jour ou l’autre, des crimes de guerre. Aucune n’est sans tache ».
Mais qu’appelle-t-on crimes contre l’humanité ? On admet généralement que la torture est un crime de guerre, et ce genre de crime est prescrit. C’est bien pourquoi la mort de Jean Moulin ne peut être évoquée à ce procès. Mais l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 20 décembre 1985 a mis à la charge de Klaus Barbie un certain nombre de crimes commis contre des civils résistants, essentiellement la déportation vers les camps de l’Allemagne hitlérienne. L’arrêt avait une apparence logique : un même train a emporté des juifs qui allaient à Auschwitz et des résistant(e)s qui allaient à Ravensbrück ou dans d’autres camps. Comment accuser Barbie pour les uns et non pour les autres ? Me Vergès s’était bruyamment réjoui de cet arrêt, et, de son point de vue, il a parfaitement raison. André Frossard l’a explicitement condamné, et, sur le fond, c’est lui qui a raison. Mais doit-on se contenter d’opposer les tortures, dont je lis dans le Monde du 27 mai qu’elles « purent être infligées par certains éléments de l’armée française durant la guerre d’Algérie »" aux crimes contre l’humanité ?
Crime contre l’humanité ? Si le massacre d’Oradour-sur-Glane, par exemple, en 1944, est un crime contre l’humanité, il est évident que nous autres Français avons commis de nombreux crimes contre l’humanité en Algérie, bien sûr, mais auparavant en Indochine et à Madagascar. Car des villages détruits, des populations massacrées, il y en eut beaucoup.
Pendant la guerre d’Algérie, nous fûmes quelques-uns à le dire, notamment dans ce journal. Je me permettrai de rappeler que, membre du comité Maurice Audin (du nom d’un assistant à la faculté des sciences d’Alger « disparu » le 21 juin 1957), depuis sa fondation, avec d’autres universitaires qui s’appelaient par exemple Albert Châtelet, Michel Crouzet, Pierre Deyon, Luc Montagnier, Jacques Panigel, Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, je suis bien placé pour savoir que nous avions accumulé, à côté du dossier concernant la torture, de multiples témoignages et documents sur ce qu’il faut bien appeler des massacres.
En deçà du génocide
Faut-il rappeler, par exemple, les rapports de Jean Mairey, directeur général de la sûreté nationale, sur les massacres de Médéa, le 15 septembre 1956, où des chiens policiers furent « lâchés sur les blessés qui n’avaient pas été totalement écrasés par les automitrailleuses » ? Faut-il rappeler le massacre du 17 octobre 1961, à Paris, avec ces Algériens, froidement jetés à la Seine ou pendus dans les bois ? Incontestablement, ce sont là des crimes contre l’humanité.
Ils ne sont, hélas, pas inconnus ailleurs. Pendant la seconde guerre mondiale, le bombardement de Dresde ou ceux de Hiroshima ou de Nagasaki ont été, au même titre que bien des crimes allemands, des crimes contre l’humanité. Plus près de nous, on pourrait mentionner, en septembre 1982, les massacres de Sabra et de Chatila, accomplis par les phalangistes libanais, sous la protection de l’armée israélienne. Mais aucun des camps qui se partagent notre planète n’est indemne de ces crimes. Le massacre de Mélouza, à la fin de mai 1957, est imputable au FLN algérien, quoi qu’en ait pu dire, à l’époque, Me Vergès, et quelques autres depuis lors.
Si l’on adopte ces critères, il est évident que les responsables de ces crimes, par exemple MM. Lacoste, Lejeune et Papon, ou les généraux Bigeard et Massu, devraient être jugés au même titre que Klaus Barbie. La justice française serait ainsi cohérente avec elle-même, et les amnisties qui se sont succédé depuis le 22 mars 1962 et dont la dernière en date a été imposée au Parlement par le gouvernement de M. Pierre Mauroy devraient être déclarées nulles de plein droit. Je n’y verrais, pour ma part, aucun inconvénient, ayant été de ceux qui ont toujours protesté contre ces amnisties.
Il faut pourtant l’admettre, si affreux que cela puisse paraitre, il y a des degrés dans le crime.
Il est clair que si la France a commis en Algérie des crimes contre l’humanité, elle n’a pas commis le plus grave de ces crimes, le crime de génocide. Personne n’a voulu faire disparaitre le peuple algérien, comme Hitler et Himmler ont voulu faire disparaitre les juifs et les Tziganes, comme les Jeunes Turcs avaient voulu faire disparaitre, en 1915, le peuple arménien. On pourrait, bien sûr, en donner quelques autres exemples, même si l’on peut ergoter à propos de certains massacres plus récents, comme ceux du Cambodge ou de Timor, mais le sens du mot génocide reste clair : il s’agit de la volonté de faire disparaitre de la surface de la terre un groupement humain : national, religieux ou social. Indiscutablement, sur ce terrain, Klaus Barbie peut être légitimement accusé et jugé. La petite bande abjecte qui s’acharne encore aujourd’hui à nier la réalité du crime de génocide, en s’en prenant à ce qui en fut, pendant la seconde guerre mondiale, son instrument privilégié : la chambre à gaz, a bien choisi son objectif, car ce fut effectivement un instrument de l’extermination.
Aux juges et aux pouvoirs publics de choisir. Les crimes de guerre étant amnistiés, si l’on donne une définition large des crimes contre l’humanité, il faut juger non seulement Klaus Barbie, mais beaucoup d’autres, des chefs et de simples complices. Si, au contraire, on le juge pour sa complicité dans le grand massacre et dans lui seul, alors Me Vergès aura perdu la partie, mais il faudra songer aussi, à nouveau, aux complices français de ce crime et dont plusieurs ne sont pas encore jugés. Entreprise difficile, mais la noblesse de la justice, répétons-le, c’est d’être cohérente.
[1] Une page consacrée au procès Barbie : http://perso.orange.fr/d-d.natanson....
[2] M. Eddine Lakhdar-Toumi, fils d’un père algérien et d’une mère française, dont un oncle fut déporté à Dachau et dont le père a disparu pendant la guerre d’Algérie, est venu témoigner au procès Barbie. Après avoir confirmé le non-lieu prononcé à propos de sa plainte pour crime contre l’humanité à raison de la disparition de son père pendant la guerre d’Algérie, M. Lakdar-Toumi a déclaré : « Comment se fait-il qu’il y ait deux poids et deux mesures ? Si le crime contre l’humanité existe, ce doit être pour tout le monde. » [Source : « Au procès Klaus Barbie. Les certitudes de Raymond Aubrac », par Jean-Marc Théolleyre, Le Monde du 17 juin 1987.]
Daïkha Dridi écrit dans Le Quotidien d’Oran du 7 décembre 2000 : « Pourquoi la justice française, intransigeante sur les crimes nazis qu’elle juge quarante ans après qu’ils aient eu lieu, se tait-elle sur les crimes de l’armée française en Algérie ? La réponse fait couler beaucoup d’encre : les crimes nazis sont des crimes contre l’humanité, ils sont donc imprescriptibles, tandis que les crimes commis par les militaires français en Algérie sont couverts par l’amnistie bilatérale négociée dans les accords d’Evian. » [Voir l’article « Il avait porté plainte pour crime contre l’humanité ».]
[3]
« Voilà ce que j’ai vu, la plus terrible obstination à détruire ce qui fait la dignité de l’être humain. » Il [André Frossard] devait ajouter, répondant à la question d’un avocat des parties civiles : « J’ai écrit contre la torture pendant la guerre d’Algérie ; ce n’était pas la même chose. La torture n’avilit pas, elle grandit plutôt celui qui la subit. Des tortures infligées par des militaires trop zélés ou trop nerveux ne sont pas des crimes contre l’humanité. »Me Jacques Vergès tenta, bien sûr, de maintenir le débat sur ce terrain. N’était-ce pas celui-là même sur lequel il avait depuis trois ans annoncé qu’il porterait son assaut ? Il exprima d’abord, à l’endroit de M. Frossard, des sentiments d’une grande civilité et d’ « un profond respect ». Ce fut pour lui opposer aussitôt un article publié dans le Monde du 13 mars 1957, par Hubert Beuve-Mery, où figurait cette phrase à propos des tortures en Algérie : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu’ils n’ont plus tout à fait le droit de condamner, dans les mêmes termes qu’il y a dix ans, les destructeurs d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo. » « Je ne signe pas les articles de M. Beuve-Méry, comme il ne signe pas les miens, répondit M. Frossard. Je ne peux assimiler, je le répète, ce que l’on a appelé la répression en Algérie, dans le feu du combat et dans la peur réciproque que pouvaient éprouver les antagonistes, à des opérations menées de sang-froid contre tout un peuple, toute une race. » « Satan est revenu parmi nous »
Me Vergès chercha pourtant à prolonger l’échange : si Hubert Beuve-Méry avait pu écrire ce qu’il écrivait en 1957, n’est-ce pas parce que d’autres hommes avaient témoigné, tel Paul Teitgen, ancien déporté, qui avait démissionné de son poste de secrétaire général à la préfecture d’Alger et avait déclaré lui-même reconnaitre chez certains assignés des camps d’Algérie « des traces de torture qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement » ?
M. Frossard répéta : « J’ai toujours fait la distinction entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Toutes les nations du monde ont commis, un jour ou l’autre, des crimes de guerre, aucune n’est sans tache. Je comprends que Me Vergès, avocat de Barbie – ce que je ne lui reproche assurément pas – veuille que la situation soit la même. Mais je lui en voudrais s’il oubliait pourquoi, lui aussi, a combattu. » [...]
M. André Frossard s’en fut, non sans avoir exprimé son désaccord avec l’arrêt de la Cour de cassation qui devait étendre la notion de crime contre l’humanité à la déportation des résistants.
[Extrait de « Au procès Klaus Barbie à Lyon. André Frossard au « jardin des supplices » », par Jean-Marc Théolleyre, Le Monde du 27 mai 1987.]
[4] Les définitions retenues en droit international pour les notions de crime de guerre, crime contre l’humanité, crime de génocide, figurent dans article 196.