Le colonialisme a son livre noir
Le livre noir du colonialisme – XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro. Publié en janvier 2003, éditon Robert Laffont, 843 p. Réédité en 2004 dans la collection Pluriel (Hachette Littérature), 1125 p.
Présentation par Claude Wauthier, publiée le 7 mars 2003 sur le site de RFI. Source
Voici sous la plume d’une équipe d’historiens, d’anthropologues et de sociologues réputés (Elika M’Bokolo, Pap Ndiaye, Jacques Pouchepadass, Yves Bénot, Catherine Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que les plus connus), conduite par l’historien de l’école des Annales Marc Ferro, un réquisitoire impitoyable contre le colonialisme occidental et les crimes commis par ses protagonistes dans les quatre coins du monde au nom de la supériorité raciale et civilisationnelle. Cet ouvrage, construit sur le modèle du Livre noir du communisme, fera date car ses auteurs ne dressent pas seulement la liste des excès et des méfaits du colonialisme, mais analyse aussi l’idéologie colonialiste, son inhumanisme, sa perversité et les raisons de sa perpétuation au XXIe siècle sous de nouvelles formes.
Deux visions d’horreur dépeignent dans cet ouvrage la cruauté du colonialisme : la première provient de la répression en Inde par les troupes britanniques en 1857 de la révolte des Cipayes, les soldats hindous qui s’étaient révoltés : ils furent ligotés par centaines sur la bouche des canons de l’armée avant d’être « volatilisés » par la mise à feu ; la seconde est une séance de torture par une unité de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, avec un prisonnier soumis à la « gégène » dans la bouche et sur les parties génitales…
Les victimes de Christophe Colomb
Le Livre noir du colonialisme s’ouvre par le compte-rendu de l’extermination des Indiens des Caraïbes entamée par Christophe Colomb en Haïti quasiment dès sa découverte de l’Amérique et se poursuit avec celle des Indiens des Etats-Unis et du Canada, dont les survivants furent parqués dans les réserves. Le sort des Aborigènes d’Australie, passés de 750 000 en 1788 à 94 000 en 1901, fut à peine plus enviable. Les « impérialismes ibériques » – de l’Espagne et du Portugal – ont été tout aussi dévastateurs, si bien qu’en 1552 le prêtre dominicain Las Casas publia son livre célèbre dénonçant les excès de la conquête espagnole, La très brève relation de la description des Indes< (comme on appelait encore alors l'Amérique). Carmen Bernand, qui a rédigé ce chapitre, souligne que si le livre de Las Casas fut traduit en plusieurs langues, c'est parce que les autres souverains d'Europe étaient jaloux de la bonne fortune du roi d'Espagne, Philippe II. Les conquistadores ibériques se heurtèrent cependant à de vives résistances, dont celle de Tupac Amaru aux confins du Pérou et de la Bolivie en 1780, tandis que les troupes de Napoléon furent battues un peu plus tard en Haïti par celles de Toussaint Louverture. Pascale Cornuel retrace, quant à elle, l'histoire de la colonisation de la Guyane française, sous un titre significatif, « du paradis à l'enfer du bagne ».
Suicide collectif à Bali
L’image la plus poignante de la colonisation européenne en Asie est sans doute celle du Poepoetan, un épisode que rapporte Thomas Beaufils dans son chapitre sur les Indes néerlandaises : à Bali en 1906, les habitants, plutôt que d’opposer une résistance qu’ils savaient inutile, se poignardèrent sous les yeux des soldats hollandais stupéfaits. Cet épisode tardif de la résistance indonésienne s’inscrit dans l’histoire d’une conquête particulièrement brutale, qu’accompagna une exploitation économique forcenée. Elle avait déjà provoqué au siècle précédent l’indignation d’Eduard Douwes Dekker qui publia en 1860 son célèbre Max Havelaar où les ventes de café de la Compagnie Commerciale des Pays-Bas, autobiographie romancée qui dénonçait l’oppression dont les Javanais étaient victimes.
De la conquête de l’Indochine, Pierre Brocheux retient entre autres que « les colonnes militaires françaises firent du Tonkin un pays exsangue », et rappelle les propos souvent cités de Jules Ferry qui estimait que les « races supérieures avaient le devoir de civiliser les races inférieures ». La contribution de Claire Mouradian est d’une brûlante actualité puisqu’elle concerne la conquête du Caucase par les troupes russes, dont bien sûr celle de la Tchéchénie jusqu’à la reddition en 1859 du héros de la résistance au tsar, l’imam Chamil.
L’Afrique de Léopold II et de Bugeaud
C’est au Congo belge, estime Elikia M’bokolo, que les méthodes de conquête coloniales ont atteint « un degré de brutalité qui en fait une sorte de modèle dans l’histoire des colonisations du XIXe et du XXe siècles ». Ainsi, au temps de Léopold II, les africains coupables de ne pas fournir leur quota de caoutchouc aux grandes compagnies concessionnaires étaient tout simplement abattus par la soldatesque coloniale. M’bokolo apporte une précision souvent omise : la main coupée que ramenaient les soldats était prélevée sur des cadavres, à titre de preuve qu’ils avaient bien rempli leur sinistre office. Ces atrocités furent dénoncées, rappelle l’auteur, par l’anglais Edmund Morel, dont la campagne incita les autorités coloniales belges à plus de retenue. Catherine Coquery-Vidrovitch apporte pour sa part un éclairage intéressant sur Zanzibar, le prospère marché aux esclaves contrôlé par le sultan arabe qu’approvisionnait entre autres le grand marchand Tippu Tib. Elikia M’bokolo traite ensuite de l’apartheid en Afrique du Sud et Marc Ferro de la conquête de l’Algérie. Ferro relève ce propos plutôt inattendu du général Bugeaud, connu pour la brutalité de ses campagnes, qui déclarait qu’il fallait faire connaître aux Algériens « notre bonté et notre justice ».Yves Bénot évoque pour finir les répressions de l’ère coloniale française : les massacres de Sétif en 1945, l’écrasement de l’insurrection malgache de 1947 et l’élimination des maquis d’Um Nyobé au Cameroun en 1958.
L’ouvrage se termine par une réflexion sur la dénonciation de l’esclavage et sur l’anti-colonialisme, de Montaigne à Anatole France, en passant par Rousseau, sans oublier les premiers économistes qui, tel Adam Smith, estimaient que les colonies constituaient une charge trop coûteuse, bien avant Raymond Cartier. Le postulat de la supériorité de la race blanche est examiné à la lumière des théories de Darwin. La conférence de Durban sur le racisme en 2001 fournit une conclusion appropriée à ce livre qui répond utilement à un « devoir de mémoire ».
La traite et l’esclavage
Dans un texte liminaire intitulé « autour de la traite et de l’esclavage », Marc Ferro établit un parallèle entre la traite pratiquée par les Européens en direction des Antilles et des Amériques, et l’esclavage plus ancien pratiqué par les Arabes, qui s’adonnèrent eux aussi à ce commerce inhumain. Sao Tomé, possession portugaise, fut le pivot de la traite européenne associée à la culture de la canne à sucre dans les Antilles, tandis que Zanzibar, où régnait un sultan originaire d’Oman, fut le grand marché aux esclaves du monde arabe. Ce texte liminaire inclut la déclaration de Victor Schoelcher, le ministre français qui fit voter l’abolition de l’esclavage dans les possessions françaises en 1848 (l’esclavage, aboli par la Convention, avait été rétabli par Napoléon sous la pression de l’impératrice Joséphine). Marc Ferro reproduit aussi le récit d’un médecin anglais, Falconbridge, embarqué sur un navire négrier pour y veiller à la santé de sa cargaison d’Africains : il décrit le spectacle pitoyable des esclaves malades de n’avoir pu pendant plusieurs jours s’aérer sur le pont en raison d’une tempête, et dont beaucoup moururent dans l’atmosphère putride de la cale. Dans une étude sur « les esclaves du Sud des Etats-Unis », Pap Ndiaye rappelle que « pendant les deux siècles et demi qui s’écoulèrent entre l’arrivée en 1619 d’une vingtaine d’Africains en Virginie, et les derniers coups de canon de la guerre de sécession, en 1865, l’esclavage occupa une position centrale dans la société et l’économie des Etats-Unis ». L’esclavage répondait en effet, souligne-t-il, à une demande pressante de main d’œuvre, en particulier dans les grandes plantations de tabac, de coton, de canne à sucre du Sud du pays. Les évaluations globales de la traite des noirs varient entre 10 et 15 millions de captifs transportés d’Afrique en Amérique.
L’apartheid
Dans son étude, « Les pratiques de l’apartheid », Elikia M’bokolo rappelle que le système de ségrégation raciale mis en vigueur sous ce nom en 1948 après la victoire électorale du Parti National (blanc et afrikaner) faisait suite à une longue tradition de domination et d’exploitation de la population de couleur instaurée dès l’arrivée des Hollandais au Cap en 1652. Mais, en 1948, le gouvernement du Premier ministre afrikaner Daniel Malan entreprit une codification systématique de la discrimination raciale déjà en vigueur tout en la renforçant dans la perspective d’un « développement séparé » des races, qui devait aboutir à la création dans les réserves tribales de « foyers nationaux » ou « homelands », promis à une autonomie, puis à une indépendance toute théorique, sous le nom de « Bantoustans ». Les noirs des « homelands » ne pouvaient venir travailler en zone blanche que munis du fameux « pass » qu’ils devaient toujours porter sur eux. C’est contre le « pass » que s’organisa la manifestation pacifique de Sharpeville en 1960 où la police (blanche) tira sur les manifestants (noirs), faisant près d’une centaine de victimes. La répression en 1976 de la révolte des lycéens et étudiants africains de Soweto, la grande banlieue noire de Johannesbourg, contre l’enseignement en langue afrikaans, fit davantage de morts, près d’un millier. Malgré des lois d’exception qui permettaient la détention sans jugement, et l’efficacité de la police, qui recourait à la torture systématique des militants de la lutte contre l’apartheid, les opposants africains, Indiens, métis et libéraux blancs ne renoncèrent jamais à la lutte qui se termina par la libération de Nelson Mandela et l’abolition de l’apartheid en 1990.
L’Algérie
L’histoire de « l’Algérie française » que récapitule Marc Ferro va de l’expédition de 1830 à la guerre d’Algérie qui dura huit ans, de 1954 à 1962, année des accords d’Evian qui scellèrent son indépendance. L’auteur passe en revue les événements majeurs de cette longue colonisation, les vues plus ou moins généreuses de Napoléon III qui se voulait « l’ami des Arabes », l’insurrection de 1871 en Kabylie, les manœuvres néfastes de l’administration coloniale : l’opposition catégorique des « pieds-noirs » au projet Blum-Violette de 1936 qui ne visait pourtant qu’à accorder la citoyenneté française à quelque 20 000 « indigènes », le massacre de Sétif en 1945, le jour de l’armistice, et le scrutin truqué en 1948 par le gouverneur général Naegelen pour empêcher une victoire des nationalistes. L’auteur analyse la rivalité entre les deux partis nationalistes algériens, dirigés respectivement par Messali Hadj et Ferhat Abbas, l’attitude du Parti communiste français, puis enfin la guerre d’indépendance elle-même, dont le déclenchement suivit de peu la défaite des troupes françaises à Dien Bien Phu en Indochine. Trois documents annexes reflètent bien la controverse passionnée qui entoura en France cette guerre d’Algérie : un récit de la torture d’un combattant algérien par une unité française, publié par la revue Esprit en 1957, le manifeste dit des 121 intellectuels contre la guerre d’Algérie de septembre 1960, signé entre autres par Jean-Paul Sartre, et une lettre d’Albert Camus au comité Messali Hadj dans laquelle l’écrivain français autorise le comité à citer son nom « chaque fois qu’il s’agira de faire libérer des militants arabes », mais ajoute qu’il « désapprouve totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles ».
Claude Wauthier