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La mémoire confisquée de l’Algérie française

Les Français ont une vision biaisée de l'Algérie d'avant 1962, qui oscille entre culpabilité et mélancolie. Les crimes du commandant Aussaresses d'un côté, le lamento des rapatriés de l'autre. Tortures et nostalgie. Forcément réductrice, cette vision de l'histoire n'aide pas à solder le passé. Ni à rapprocher les deux peuples, en dépit des efforts déployés à Alger par Jacques Chirac. Par Bertrand Le Gendre [Le Monde daté du 4 mars 2003]

Les confessions que le général Aussaresses vient de réitérer devant la cour de Paris pèsent comme un non-dit sur la visite du président français. La vérité crue livrée sans repentir par l’ancien officier de renseignement a certes provoqué un haut-le-cœur. Mais ses aveux ont rappelé aux Français que c’est au nom de la France, sous l’uniforme français, que cette barbarie s’exerçait. Les hôtes de Jacques Chirac s’en souviennent mieux que quiconque.

Ils savent aussi que la mise à l’index du général Aussaresses n’a pas désarmé les défenseurs plus ou moins avérés de la torture. Au contraire, les rodomontades de l’ex-« commandant O » ont agi comme un paratonnerre. Sur lui les foudres de l’opinion. Aux autres l’indulgence des Français.

Lui aussi mêlé de près aux événements d’il y a quarante ans, Hélie de Saint Marc est l’un de ceux qui bénéficient de cette bienveillance. Résistant, déporté à Buchenwald, officier en Indochine puis en Algérie où il participa au putsch, il entend incarner l’exact opposé de Paul Aussaresses. Soldat perdu, floué par l’histoire, peut-être, mais à l’honneur intact. C’est ainsi qu’il se dépeint dans ses Mémoires (Perrin), un livre à succès qui fait de lui un interlocuteur quasi obligé lorsqu’il s’agit d’évoquer avec fatalisme et mansuétude les heures douloureuses de la décolonisation.

Hélie de Saint Marc en veut à Paul Aussaresses d’être si peu présentable et surtout d’avoir éventé un secret de famille :  » Aussaresses a toujours été un marginal et un mégalo. […] Il y a des choses qu’il ne fallait pas dire « , a-t-il confié récemment à Libération. Ce n’est pas pour autant que l’ex-putschiste condamne la torture :  » Au cours d’un conflit on est parfois obligé d’employer le mal pour éviter le pire.  » Un « mal » que Hélie de Saint Marc justifie en recourant à ce parallèle :  » Si l’ancien déporté de Buchenwald que je suis vous parle aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il y a eu des bombardements aveugles sur les villes allemandes.  » Heurtés par les outrances de Paul Aussaresses, les inconsolables de l’Algérie française sont beaucoup moins contrariés par ce langage-là, qui revient lui aussi à justifier l’injustifiable.

La visite du président de la République en Algérie intervient à un moment particulier où ceux qui ont combattu là-bas, comme Hélie de Saint Marc, ou ceux qui y ont vécu discourent seuls sur les événements d’avant 1962. En 1992, pour les trente ans de l’indépendance de l’Algérie, il en avait été autrement. Colloques universitaires et travaux d’historiens avaient favorisé un retour salutaire sur le passé. En 2002, pour le quarantième anniversaire, rien de tel ou presque. En écho aux propos de Paul Aussaresses et d’Hélie de Saint Marc, la parole des pieds-noirs domine, teintée de nostalgie plus que de lucidité.

En témoigne le succès rencontré par la réédition des Chroniques algériennes d’Albert Camus (« Folio »). L’aura et les tirages de l’écrivain, natif du Constantinois, expliquent l’indulgence avec laquelle cette réédition a été accueillie. Plus déchiré que clairvoyant, l’auteur de L’Etranger écrit en 1958 :  » Si l’on veut que l’Algérie se sépare de la France, les deux périront d’une certaine manière. Si, au contraire, en Algérie, le peuple français et le peuple arabe unissent leurs différences, l’avenir aura un sens pour les Français, les Arabes et le monde entier.  »

Les ouvrages sur l’Algérie française parus récemment font vibrer la même corde : l’indépendance de l’Algérie fut une tragédie. Les pieds-noirs ont été trompés. Eux aussi sont des victimes, etc. Tout cela est vrai mais tend à minimiser la cécité collective des Français d’Algérie et le scandale d’un peuple ployant sous le joug des préjugés coloniaux.

CHIRAC OU LE PRESTIGE DE L’HÉRITIER

Le livre Les Français d’Algérie, de la chercheuse Jeannine Verdès-Leroux (Fayard), est caractéristique de cette volonté de réévaluer le passé. Il insiste sur la mission civilisatrice dont s’enorgueillissait la République.  » Ce discours de triomphe, écrit-elle, est difficile à comprendre aujourd’hui, mais il est celui que les Français d’Algérie ont inlassablement entendu […] quand, dans les années 1958-1960, ce discours fut brutalement abandonné et condamné. Des jugements moraux s’abattirent sur la colonisation – devenue colonialisme -, ils ne visaient pas seulement la conquête, le mode d’organisation de l’Algérie, ses institutions, mais les Français.  »

La « brutalité » du général de Gaulle, dont il est ici question, est portée au crédit de Jacques Chirac en Algérie. Il y séjourne auréolé du prestige de l’héritier, l’héritage fût-il en jachère. Ses prédécesseurs qui ont traversé la Méditerranée ès qualités ne pouvaient prétendre à la même chaleur : Valéry Giscard d’Estaing, longtemps « Algérie française », François Mitterrand, le garde des sceaux de Guy Mollet…

En même temps, Jacques Chirac incarne aux yeux des Algériens un pays qui peine à faire le deuil de son passé colonial. Un pays où la vérité historique est dominée par deux souvenirs écrans : la torture et la mémoire à vif des pieds-noirs. Monopolisé ou peu s’en faut par les acteurs de cette tragédie, le discours sur cette période laisse les Français indifférents. L’Algérie française est comme extérieure à leur histoire. Elle est l’Algérie des pieds-noirs blessés et des officiers, viscéralement anticommunistes, qui croyaient à leur mission civilisatrice. Elle est l’Algérie des autres, pas celle d’une France disposée à revisiter son passé colonial.

Bertrand Le Gendre

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