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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

Jean-Pierre Pascuito : pour un cessez-le-feu des esprits

Six millions de personnes sont, en France, d'une manière ou d'une autre, liées à l'Algérie : pieds-noirs, harkis, Algériens, Français y ayant fait leur service militaire ou anciens militants, ainsi que leurs descendants. L'un d'entre eux, Jean-Pierre Pascuito1, raconte sa quête personnelle d'une réconciliation commune à tous les camps. par Stéphanie BERGOUIGNAN, Réforme, le 7 juillet 20052

C’est au cœur des halles d’Alger que grandit Jean-Pierre Pascuito, un cœur plein de vie, d’odeurs et de couleurs dont il se souvient encore aujourd’hui avec une précision émue. Toute la famille, installée depuis plusieurs générations en Algérie, aide à un commerce de fruits et légumes, bâti à la force du poignet et à la sueur du front. « Je vivais dans un milieu à 95 % algérien, se souvient Jean-Pierre Pascuito. Les fournisseurs de mon père, les producteurs, les clients, même le banquier étaient algériens. Tout cela dans un climat de confiance absolue : dans les halles d’Alger, la moitié du commerce se faisait d’ailleurs à crédit, sans la moindre signature ! » Même atmosphère à l’école, où les sept enfants de la famille évoluent dans un milieu très mélangé, et que le petit garçon quittera à onze ans pour aider à l’entreprise familiale.

1955. Voilà près de vingt ans que le jeune homme vit et respire l’air des halles. Tout le monde le connaît et il connaît tout le monde. Le climat est tendu, mais on ne veut pas y croire. Pourtant, il surprend des conversations, au détour d’un étal : les Français doivent partir.

Lorsque, en 1962, la plupart des colons prennent la décision de quitter leur terre natale dans des circonstances souvent très difficiles, Jean-Pierre Pascuito insiste auprès de sa jeune épouse Georgette, de ses frères et sœurs, pour que la famille reste au pays. Malgré le drame – sa mère est assassinée en décembre 1962 -, il se refuse à partir et garde l’espoir d’une solution pacifique. L’Algérie indépendante, il y croit. « Nous avions été très touchés par plusieurs voyages au Maroc où la décolonisation semblait se passer sans heurts, où la vie était calme et tranquille. Nous espérions qu’après cette période très difficile l’Algérie connaîtrait le même avenir », raconte-t-il.

A la recherche de la réconciliation

Un rêve bientôt brisé par la nationalisation des terres agricoles, puis celle des entreprises de conditionnement de fruits et légumes. « Nous étions encore plus d’un millier de petits agriculteurs, propriétaires ou exploitants à avoir tenté de jouer le jeu des accords d’Evian, à être restés sur place. Mais, au printemps 1964, après deux mois de résistance, il nous a fallu quitter les lieux sur-le-champ, sans même pouvoir emporter le moindre souvenir familial. »

Et lorsqu’on évoque l’indemnisation, son sang ne fait qu’un tour : « Nous avons laissé nos maisons, nos exploitations, les nouvelles récoltes, nos meubles, nos souvenirs, nos archives familiales et avons été indemnisés de cent mille [anciens] francs, à répartir entre quatre enfants. Quelques années plus tard, nous avons découvert qu’une ancienne voisine avait fait estimer pour la même somme ce qui était sans doute le lustre Daum de notre salle à manger ! »

L’histoire pourrait s’arrêter là, celle, prévisible, d’une famille brisée, ne vivant que sur les souvenirs d’un temps plus doux et sur la rancœur d’un quotidien difficile. Celle qui nourrit quotidiennement, dans le sud de la France ou ailleurs, les appétits politiques des uns et des autres.

Mais les Pascuito ont pris un autre chemin. Celui sans détour de la recherche constante d’une réconciliation entre Algériens, Français et pieds-noirs. Pas d’amertume, mais le regard résolument tourné vers l’avenir d’un homme aujourd’hui âgé. « Je suis outré de voir ces manifestations de mémoire qui ne font que rajouter de l’huile sur le feu. On se bat à coup de plaques commémoratives, alors qu’il n’en faudrait qu’une, celle de la réconciliation, s’enflamme-t-il. Ma conviction est que seule une réconciliation sincère, officiellement manifestée, fera en sorte que les nouvelles générations franco-algéro-pieds-noirs pourront se retrouver dans un climat de confiance réciproque, où l’Algérien n’est plus considéré comme un terroriste et le pied-noir comme un descendant inconditionnel de l’Algérie française ! »

Des gestes symboliques

Jean-Pierre Pascuito mène donc ce combat dès son retour d’Algérie, une Algérie qu’il n’a jamais vraiment quittée puisque, à la faveur de ses obligations professionnelles ou de ses vacances familiales, il y effectue plus de soixante visites entre 1965 et 1990. « Toutes ces années, j’ai visité plus de quatre-vingt-dix familles, -anciens amis ou partenaires commerciaux. Je ne suis pas une exception, j’ai seulement gardé la tête froide… Pendant la période troublée des années 90, nous avons correspondu ou parlé au téléphone. Jamais nous n’avons perdu ce fil. » Même si, reconnaît-il, la frustration de ne pas pouvoir retourner au pays à ce moment-là a pu inciter certains à « tirer à boulets rouges sur le gouvernement algérien et à tout mélanger ». Que les pieds-noirs aient encore à demander un visa pour visiter l’Algérie lui semble difficilement acceptable.

Les liens officieux et amicaux sont, pour Jean-Pierre Pascuito, insuffisants. Il faut des actes symboliques et officiels. En 1987, il conçoit, pour le vingt-cinquième anniversaire de l’indépendance, l’idée folle de réunir symboliquement sur le sol de leur pays natal vingt-cinq jeunes pieds noirs, nés en Algérie en 1962, et autant de jeunes Algériens. L’organisation de l’événement ne se fait pas sans difficultés mais le voyage, « le bateau de l’amitié », aura finalement lieu avec le concours des deux gouvernements.

En 2001, il organise une rencontre entre le général Bigeard et deux membres de la famille de Larbi Ben M’Hibi, chef historique de la révolution algérienne, décédé dans des circonstances obscures en 1957. « Je suis parti du principe que le rapprochement spontané, sans tambour ni trompette, de la société civile, celui de la réconciliation et de l’amitié se faisait à petit feu et qu’il était temps de laisser parler les cœurs. » Pendant cette rencontre, pas question de pardon, une notion que Jean-Pierre Pascuito ne semble pas apprécier. « L’Histoire est là, il y a eu des exactions de part et d’autre et on n’en est pas aux excuses. Pendant cette rencontre, la sœur de Larbi Ben M’Hidi n’a pas fait allégeance au général Bigeard. Elle voulait seulement connaître les raisons de la mort de son frère. Personne n’a demandé pardon. On a juste célébré une mémoire. » Des excuses officielles que demandent pourtant beaucoup d’Algériens qui aimeraient voir leurs souffrances reconnues et les responsabilités admises publiquement.

« Pour les gouvernements et certaines associations, on en est encore aux polémiques et chacun revendique la fin de “sa” guerre d’Algérie : le 19 mars, le 19 avril… Pourtant, il faut dire que nous sommes accueillis à bras ouverts en Algérie, que les jeunes Algériens ont soif de connaître l’histoire de leur pays à travers nos yeux, que le dialogue n’a jamais été interrompu entre nous. Je ne comprends pas que nos gouvernements attendent si longtemps pour rapprocher officiellement nos deux pays ! », s’indigne-t-il.

Depuis des années, il émet le souhait d’une célébration officielle de la fin de la guerre, une célébration des deux côtés de la Méditerranée, à Alger puis à l’Arc de triomphe, à Paris, et la mise en place de plaques communes pour tous les morts du conflit. « L’idée est de réunir autant de descendants des victimes du terrorisme et de la guerre, des Algériens et des Français, des soldats des deux camps et des pieds-noirs, que d’années nous séparant de 1962. J’ai reçu beaucoup de lettres de soutien de la part d’hommes politiques de tous bords, ainsi que de membres des deux gouvernements. » L’idée est dans les cartons depuis plus de cinq ans et, sans vraiment l’admettre, il est clair que Jean-Pierre Pascuito semble montrer aujourd’hui un peu d’impatience. Après tout, il a soixante-dix-huit ans.

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