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Édition du 1er au 15 novembre 2024

« Désobéir en guerre d’Algérie »,
par Marius Loris Rodionoff

Dans Désobéir en guerre d'Algérie. La crise de l'autorité dans l'armée française (Seuil, 2023), Marius Loris Rodionoff propose une histoire sociale et politique de la relation d’autorité pendant la guerre d’Algérie. S'appuyant notamment sur les archives de la justice militaire, pratiquant la microhistoire, il montre qu'au delà des cas de désobéissances frontales et spectaculaires connus - celui d'un Noël Favrelière par exemple - se produisit une "multiplication de microrésistances dans le contingent qui ont participé à saper l’autorité militaire et plus généralement la machine de guerre française". Nous publions ici l'introduction de ce livre ainsi que sa table des matières et la présentation de l'éditeur.

Désobéir en guerre d’Algérie.
La crise de l’autorité dans l’armée française
,
par Marius Loris Rodionoff



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Docteur de l’Université Paris 1 Sorbonne, Marius Loris Rodionoff a mené des recherches sur la guerre contre-révolutionnaire durant la guerre d’Algérie. Il est par ailleurs poète et performeur. Il a écrit au Seuil Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française (2023) et est, par ailleurs, l’auteur de Procès-verbaux (Les Presses du réel, 2021),d’une contribution dans Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale (Amsterdam, 2021) et de Objections. Scènes ordinaires de la justice (Amsterdam, 2022).

Présentation de l’éditeur



En relatant la vie de plusieurs réfractaires inconnus à travers les traces laissées dans les archives des tribunaux, Marius Loris décrit les différentes formes de la désobéissance – de la contestation discrète à la résistance plus directe – parmi les soldats de l’armée française en Algérie. Si l’on connaît l’épisode du putsch d’avril 1961 ou le mouvement des rappelés en métropole contre le service militaire en 1955-1956, les résistances quotidiennes et les déviances de guerre restent largement inconnues et sous-estimées. Des épisodes d’importance mais ignorés, comme les nombreuses mutineries ayant eu lieu après les Accords d’Évian (mars 1962) jusqu’au départ définitif du contingent en 1964, ont pourtant émaillé le conflit.

Comment et pourquoi des appelés ont refusé les ordres ? C’est toute la question de la discipline dans une armée en guerre que pose ce livre à un moment où le commandement ne va plus de soi. Après la Seconde Guerre mondiale, le sentiment de l’honneur perdu couplé à celui de la perte de prestige de l’uniforme forme en effet un terrain explosif pour des officiers français qui se sentent méprisés et déclassés. Parallèlement, la guerre d’Algérie est aussi un moment de politisation intense du contingent, à l’image des mutations à l’œuvre dans la société française des années 1950-1960. L’heure est au refus de l’autorité et à l’antimilitarisme. La multiplication des petits actes de résistance dans le contingent en témoigne. À la sortie de la guerre, le pacte qui lie l’armée aux citoyens doit être repensé.



Introduction



Les Chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat. […] Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas.

Le 18 juin 1940, dans sa fameuse allocution sur les ondes de la BBC, le général de Gaulle appelait les militaires français à désobéir au gouvernement légal. Les chefs militaires étaient tenus responsables de la défaite. Le général incarnait la légitimité de la Résistance, contre celle du gouvernement de Philippe Pétain. Pour de nombreux militaires, l’appel du 18 Juin posait la question suivante : à qui doit-on l’obéissance ?

Cette interrogation demeurait au moment de la guerre d’Algérie, certains, comme Raoul Girardet, historien et activiste de l’OAS, considérant même que le général avait légitimé la désobéissance par son appel sur radio Londres. Jean Planchais, journaliste spécialiste de l’armée au Monde pendant la guerre d’Algérie, observait en mai 1958 que l’appel du 18 Juin était à l’origine du malaise de l’armée française. L’obéissance était-elle due à l’autorité légale, comme le voulait le règlement du fonctionnariat militaire ?

Lors de l’épisode du 13 mai 1958, l’armée d’Alger s’organise dans des comités de Salut public et fraternisent avec la foule algéroise ultra pour faire tomber le gouvernement en place. Le soutien actif des militaires pour le retour au pouvoir du général de Gaulle est un élément fondateur. Nombres d’officiers soutenaient de Gaulle car ils l’imaginaient favorable au maintien de l’Algérie française et à mener une guerre tous azimuts. Lors du putsch des 21, 22, 23 et 24 avril 1961, les généraux Salan, Challe, Zeller et Jouhaud fomentent un coup d’État en réaction à la politique du président de la République jugée trop favorable à l’indépendance de l’Algérie. Les généraux factieux croient refaire un 13 mai 1958 et pouvoir refaire un nouveau 13 Mai, appelant ainsi, comme lors du 18 Juin, les militaires à se révolter contre le gouvernement légal. Mais ce fut peine perdue. L’autorité du général pesa de tout son poids pour faire échouer la conjuration par l’utilisation du transistor qui équipait tous les postes en Algérie. La mobilisation du contingent, si elle a été minorée, fut aussi essentielle pour neutraliser les chefs factieux.

La crise d’autorité et de reconversion de l’armée

Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée française traverse une triple crise : crise d’autorité, crise de reconversion, crise liée à sa participation au régime de Vichy. Elle doit se réinventer. Dans le même temps, la croissance économique et le changement des mentalités de la jeunesse dans les années 1950 contribue à changer le rapport à l’obéissance. La politisation des milieux ouvriers et de la jeunesse étudiante rend moins évidente l’obligation du service militaire. La guerre d’Indochine a de son côté entamé la fracture entre la gauche et l’armée. Les sabotages des transmissions, les manifestations lors du départ des troupes en Extrême-Orient ont laissé une rancœur parmi les militaires. La guerre d’Algérie survient dans ce contexte explosif.

La crise de l’autorité dans l’armée devient une crise du commandement. Comment bien commander pour gagner la guerre ? Telle est la question que se pose une majorité de chefs de l’armée. Les réponses sont diverses. Les partisans de l’importation des techniques de management pour « augmenter l’autorité des chefs »1 s’opposent à ceux qui imaginent que le leader héroïque reste le maître du champ de bataille. Émergent aussi les adeptes de la guerre contre-révolutionnaire. Obsédés par l’avancée supposée du communisme à l’échelle mondiale, ces théoriciens traumatisés de la défaite française en Indochine estiment que seule l’arme psychologique permettra de faire la différence afin de vaincre l’adversaire et de convertir la population aux bienfaits de l’Algérie française. Obtenir la soumission des soldats n’est plus suffisant pour ces chefs. Désormais, il faut développer leur esprit d’initiative pour gagner la guerre d’Algérie.

Du côté des appelés du contingent arrivés à partir de 1956 en Algérie, la question est tout autre. Ces citoyens soldats partent pour une guerre lointaine qu’ils ne veulent a priori pas faire. Pour une grande majorité des conscrits, il s’agit de savoir comment esquiver l’autorité, se planquer, refuser sourdement de mener les combats. Certains, plus rares – seuls 2% des soldats auraient été punis pour des désobéissances graves sur l’ensemble de la guerre d’Algérie –, désobéissent frontalement à l’autorité.

Malgré ces chiffres peu élevés en apparence, l’adhésion des soldats à ce conflit fut limitée. Pour preuve on observe tout au long de la guerre une gamme de résistances très différentes, mais nombreuses : désertions, voies de fait contre supérieur, insoumissions. Trois moments de résistances collectives sont clairement identifiés : le mouvement des rappelés en 1955 au moment de l’entrée en guerre, la mobilisation des appelés contre le putsch des généraux en avril 1961 et les mutineries de soldats contre le service militaire à la fin de la guerre, entre 1962 et 1963. En dehors de ces événements, les historiens ont jusqu’à présent considéré que les appelés avaient globalement consenti à la guerre d’Algérie.

Pourtant, la lecture des sources de l’intime, des textes cachés, vient apporter un autre éclairage sur l’obéissance supposée des soldats français, montrant comment, en coulisse, les dominés critiquent l’autorité militaire et parfois la défient2. Pour les Algériens et les soldats étrangers engagés dans l’armée française, ces sources écrites sont extrêmement rares. Mais ces anonymes apparaissent dans les archives du contrôle : les sources recensant les punitions disciplinaires et surtout les sources de la justice militaire. Les Algériens de l’armée française, qu’ils soient soldats de métier ou appelés, harkis mêmes, ont largement déserté et désobéi à leurs chefs.

Longtemps, les indices des désobéissances au sein du contingent ont été connus grâce aux récits des résistants à la guerre d’Algérie, comme Henri Maillot, Noël Favrelière ou encore Alban Lietchi. Ce sont autant de figures célèbres, mais isolées. La masse des réfractaires à la guerre n’apparut qu’avec l’ouverture des archives de l’armée à la fin des années 1990 et plus largement dans les années 2000. Mais, surtout, c’est la déclassification des archives de la justice militaire dans les années 2010 qui a dévoilé l’étendue des désobéissances et des déviances au sein du contingent.

Se situant dans la continuité des travaux commencés dans les années 2000 sur le rôle répressif de l’armée3, de la justice militaire4, sur les désobéissances du contingent5, ce livre propose une histoire sociale et politique de la relation d’autorité pendant la guerre d’Algérie.

L’analyse microhistorique des désobéissances

L’ouverture des archives de la justice militaire rend possible la démarche microhistorique, permettant de mener ensemble l’analyse quantitative des désobéissances et de ses acteurs et la description des trajectoires individuelles, certaines singulières ou d’autres dans la norme6.

Concernant l’histoire des chefs, étudier les pratiques du commandement, qu’elles soient opérationnelles – déplacement, combat – ou textuelles – conférences, ordres de mission, télégrammes, harangues avant une mission – est essentiel7. Le recours à l’histoire pragmatique permet d’analyser à la fois les pratiques d’autorité des chefs, les formes de négociation aux différents échelons hiérarchiques et les contre-conduites8.

Celles-ci ne se réduisent pas aux résistances, mais embrassent un registre d’action plus large, fait de désobéissances, de techniques discrètes de résistance relevant de l’infrapolitique9. La notion de « contre-conduites » empruntée à Michel Foucault permet ainsi de penser ensemble des attitudes diverses d’ambivalence face à l’autorité : accommodements, critiques parfois cachées et désobéissances publiques10.

La guerre donnait à l’armée de métier des opportunités d’avancement, des médailles, la possibilité d’une revanche contre l’influence communiste, un exécutoire aux défaites accumulées depuis 1940. Elle n’était donc pas remise en cause. Pour autant, les militaires ont désobéi, plusieurs fois, et massivement. En mai 1958, en janvier 1960, pendant la semaine des barricades, et surtout lors du putsch d’avril 1961 au cours duquel 25 000 hommes, principalement des légionnaires et des parachutistes, sont devenus factieux.

Il ne s’agit pas de dire que les appelés ont tous été résistants, loin de là. De nombreux appelés ont aussi suivi leurs camarades engagés et ont aussi participé à la machine répressive et meurtrière contre la population algérienne (et aussi dans le putsch). Mais ce qui frappe l’historien, c’est la multiplication des microrésistances dans le contingent qui ont participé à saper l’autorité militaire et plus généralement la machine de guerre française. Et ce sont ces multiples résistances, qui, dans la période de la sortie de guerre, ont instauré un rapport de force entre l’armée et le pouvoir politique, obligeant de Gaulle à renégocier le pacte entre l’armée et les citoyens soldats en 1965-1966. Le service militaire national (1965) et le nouveau règlement de discipline militaire (1966) plus libérale en sont le témoignage.


Table des matières

  • Introduction
  • Chapitre 1
    De l’obéissance traditionnelle à la politisation de l’autorité
  • Chapitre 2
    Une armée de masse aux multiples autorités
  • Chapitre 3
    Une guerre consentie ?
  • Chapitre 4
    La multiplication des désobéissances militaires en pleine guerre
  • Chapitre 5
    Crise politique et crise de l’autorité dans l’armée
  • Chapitre 6
    Une sortie de guerre tumultueuse
  • Conclusion
  1. Expression en vogue chez les conférenciers de l’École de guerre après 1945.
  2. Pour une réflexion plus large sur cette question, et notamment sur la notion de « texte caché », voir James C, Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008.
  3. Raphaëlle, Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001.
  4. Sylvie, Thénault, Une drôle de justice ? Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, Éditions La Découverte, 2004.
  5. Tramor, Quemeneur, Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), thèse de doctorat en histoire sous la direction de Benjamin Stora, soutenue à l’Université Paris VIII en 2007
  6. Giovanni Levi, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989.
  7. Yves, Cohen, Le siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940, Paris, Amsterdam, 2012. Francis, Chateauraynaud, Yves, Cohen (dir.), Histoires pragmatiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
  8. Michel, Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, 2004, p. 201
  9. James C, Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008
  10. « Le philosophe ne définit pas seulement « les personnes par leur obéissance ou leur consentement mais (permet) de considérer désobéissance et contre-conduite, déploiement de pratiques concomitantes et variées » ensemble. » in Yves, Cohen, « Foucault déplace les sciences sociales. La gouvernementalité et l’histoire du XXe siècle », Pascale Laborier, Frédéric Audren, Paolo Napoli, Jakob Vogel (dir.), Les sciences camérales. Activités pratiques et histoire des dispositifs publics, Paris, PUF, 2011, p. 66.
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