L’antisémitisme n’est pas n’importe quel racisme. Il a ses spécificités qu’il est indispensable de regarder en face si l’on veut penser des réponses efficaces et pédagogiques. En France, il s’appuie sur une vieille tradition chrétienne anti-judaïque qui elle-même avait puisé aux sources d’un anti-judaïsme antique. Il existe en effet une chaîne cohérente de calomnies, d’accusations irrationnelles et parfois délirantes contre les juifs, depuis l’Égypte ancienne et le monde gréco-romain païen jusqu’aux idéologies exterminatrices d’une partie de l’Europe nazifiée au mitan du siècle en passant par les sociétés occidentales ou orientales du moyen-âge et de l’époque moderne.
Aujourd’hui, le conflit israélo-palestinien est le cheval de Troie d’une nouvelle mouture d’antisémitisme. Pour certains de ceux qui s’en réclament, la défense des Palestiniens n’est pas un combat politique comme les autres. Confrontée à la domination militaire et aux exactions armées d’une puissance étatique, la lutte palestinienne suppose non seulement la légitime critique du gouvernement d’Israël, mais aussi, pour certains, le refus du droit à l’existence de l’Etat d’Israël. Et cette dé-légitimation englobant la totalité de la population juive d’Israël reprend certains thèmes de l’antisémitisme historique. Ainsi l’antisémitisme est il la synthèse et souvent la somme de quatre idéologies.
– 1) L’antisémitisme de l’Antiquité païenne est bien incarné par un Tacite qui recueillit tous les ragots possibles à propos des juifs à l’exception du meurtre rituel. C’était leur origine lépreuse, et non sans contradiction, celui d’une divinité invisible. Mais aussi la circoncision, le respect du shabbat, l’abstention du porc : « Là est profane tout ce qui chez nous est sacré ; en revanche est permis chez eux tout ce qui chez nous est abomination » écrit l’historien romain.
– 2) L’anti-judaïsme chrétien a repris dernièrement du service avec le film de Mel Gibson où le peuple juif est collectivement accusé de déicide. Des chrétiens ont, tout au cours de l’histoire, accusé « les juifs » d’être responsables de la mort du Christ. « Eux qui ont tué Jésus le Seigneur » est-il écrit (Paul I, Thessaloniciens, 2, 15). Pour Saint Augustin, le peuple juif apparaît comme le « porte livre » de la chrétienté et il est nécessaire de le maintenir dans un état inférieur. C’est ce système d’avilissement que Jules Isaac a appelé « l’enseignement du mépris« . Il faut bien reconnaître que cet antijudaïsme chrétien continue à marquer les esprits.
– 3) L’antisémitisme biologique de la fin du XIXème siècle. Dans les wagons du racisme prétendument « scientifique » fondé sur une hiérarchie rigide des races, cet antisémitisme fait du juif un untermensch, le représentant d’une race pernicieuse et quasi satanique. Cette haine du juif prétend stigmatiser une donnée biologique qui inférioriserait le juif de toute éternité et lui attribuerait des comportements psychologiques spécifiques : lâcheté, amour excessif de l’argent, trahison, etc. Elle fut un instrument nouveau – et efficace – une justification à posteriori au service des idéologies précédentes. Drumont, dans « La France juive« , a synthétisé ce point de vue : « Les principaux signes pour reconnaître le juif restent : ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrés, les oreilles saillantes, les ongles carrés au lieu d’être arrondis en amande, le torse trop long, le pied plat, les yeux ronds, la cheville extraordinairement en dehors, la main moelleuse et fondante de l’hypocrite, du traître. Ils ont assez souvent un bras plus court que l’autre. »
C’est sur la base de ces formes d’antisémitisme que se déroula l’affaire Dreyfus qui fut à l’origine de la naissance de la Ligue des droits de l’homme. Mais notons que déjà à cette époque Théodore Herzl écrivit dans le journal viennois Neue Freie Presse que, si au pays de la Déclaration des droits de l’Homme, de telles vociférations anti-juives pouvaient se produire cent ans après l’émancipation des juifs, c’est que l’assimilation se traduisait par un échec et qu’il fallait en tirer les conséquences. C’est alors qu’il écrivit L’État des Juifs base du sionisme politique. Il s’agissait de poser les linéaments d’un mouvement national permettant aux juifs de trouver sur la planète un lieu où poser la tête. L’anti-sionisme à cette époque est surtout le fait de juifs qui continuent malgré tout à penser que l’intégration à l’Europe dans des sociétés non juives est possible.
Après la naissance de l’État d’Israël en 1948, le sionisme change de sens. C’est d’une part l’aspiration à venir vivre dans cet État, mais d’autre part c’est aussi pour certains juifs (parmi ceux qui choisissent de rester en diaspora) le soutien indéfectible à l’existence de cet État quelle qu’en soit la politique. Dans les années 1970, un vif débat a secoué la vie intellectuelle juive. Le sionisme supposait-il une centralité de l’État d’Israël et une minoration de l’identité du juif de la diaspora ? La pluralité de réponses à cette question explique l’ambiguïté du sionisme aujourd’hui souvent assimilé à une inconditionnalité vis à vis d’Israël.
-4) L’antisionisme s’est développé d’abord comme un refus de la politique des différents gouvernements israéliens vis-à-vis de la question palestinienne. Certains ont cru que la défense du droit des Palestiniens à disposer d’un État supposait un combat non seulement contre le gouvernement israélien et ses moyens militaires, mais aussi contre l’idéologie qui donna naissance à Israël : le sionisme. D’où les ambiguïtés de l’antisionisme qui, au nom de la défense du peuple palestinien victime, fait bon marché de l’angoisse des Israéliens à propos desquels on réhabilite parfois de vieux préjugés qui diabolisent Israël comme les juifs.
Aujourd’hui, l’antisionisme, même s’il ne se veut pas antisémite, vise non seulement la politique oppressive d’Israël contre les Palestiniens, mais aussi Israël et son lien avec ses soutiens en diaspora qu’on accuse sans toujours aller y voir d’inconditionnalité ; il en vient à récuser l’existence même d’un État juif. C’est là que peut se nouer le lien entre antisionisme et antisémitisme : de l’antisionisme au vœu de disparition de l’État hébreu, il n’y a qu’un fil, et de la disparition de l’État hébreu à la haine de ceux qui militent pour le droit à l’existence de l’État d’Israël, il n’y a qu’un pas.
Qu’on ait pu, à plusieurs moments de l’histoire, souhaiter en Palestine l’avènement d’un État pluri-national et pluri-religieux, pourquoi pas ? Mais aujourd’hui est-il réaliste et acceptable, vu le contexte de l’antisémitisme dans le monde, de souhaiter la disparition de l’État construit autour de la culture et de la religion juive ? Cet État ne s’est pas constitué comme le notre sur une séparation du politique et du religieux. Devons-nous forcément au nom de notre laïcité l’en stigmatiser? Certains peuvent légitimement contester le caractère religieux de l’État hébreu (comme d’ailleurs de nombreux autres États). Il faut leur rappeler les conditions historiques de la naissance et du développement de l’État d’Israël, foyer national du peuple juif.
Aujourd’hui ces quatre courants de l’antisémitisme se nourrissent l’un l’autre et l’antisionisme puise d’autant plus facilement dans la thématique de l’anti-judaïsme chrétien ou du racisme biologique qu’il le fait, déculpabilisé par ce qu’il croit être la justesse politique de sa position, sans toujours avoir conscience de la rémanence de certains clichés hérités des haines d’hier.
Ce langage qui diabolise Israël et les juifs est gros de dangers à venir : les Allemands n’étaient pas foncièrement antisémites, mais tout a commencé au niveau du langage – le passage à l’acte a hélas vite suivi.
Alors que faire ? Courir à la condamnation pour antisémitisme n’est pas performant. L’essentiel ne serait-il pas dans la promotion d’un débat dont les thèmes pourraient être le refus de l’obsession des origines, le coup d’arrêt à l’ethnicisation des comportements, en faisant largement circuler l’idée que les actes et les paroles des uns ou des autres ne peuvent être exclusivement rapportés à leur origine sociale, religieuse ou même ethnique (puisqu’il y a encore des gens pour qui ce mot recouvre une réalité).
Antoine Spire, journaliste, est membre des instances nationales de la LDH.